Noyau initial 
(fin du printemps 1863)

C'est le texte au terme de la première phase de rédaction (orthographe « Shakspeare », ébauches et brouillons dans les carnets 13454 et 25739). Mais sont retranchées toutes les additions et les intercalations, à l’exception de celles où figure le nom de Shakespeare sous l’orthographe « Shakspeare ».

Lorsque le texte initial n’a pas été lu, on donne la version ultérieure encadrée du signe : °.

Le schéma général du livre doit être tenu pour acquis dès cette phase : il n'existe aucune trace de sa modification. En revanche, le détail de la table des matières ne l'est pas. On donne donc les sommaires des livres et les numéros de chapitres de la publication, placés entre crochets.

La mise en page, pour la brièveté des lignes en particulier, s'efforce de ressembler à celle du manuscrit, qui elle-même anticipe l'impression.

 

TABLE

 

Première partie

I. Shakespeare. Sa vie

II. Les Génies

V. Les Ames

 

Deuxième partie

I. Shakespeare. Son génie

II. Shakespeare. - Son oeuvre. Les points culminants

III. Zoïle aussi éternel qu'Homère

IV. Critique

VI. Le Beau serviteur du Vrai

 

Conclusion

I. Après la mort. - Shakespeare. L'Angleterre

II. Le dix-neuvième siècle

III. L'Histoire réelle. Chacun remis à sa place

 

 

 

 

 

 V. H.

 

 

 

 

SHAKSPEARE

 

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[Première Partie]

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[Livre Ier. Shakespeare. Sa vie.]

 

 

 

[I]

 

 

Il y a une douzaine d’années, dans une île voisine des côtes de France, une  maison, d’aspect mélancolique en toute saison, devenait particulièrement sombre à cause de l’hiver qui commençait. Le soir vient vite en automne. La petitesse des fenêtres s’ajoutait dans cette maison à la brièveté des jours et aggravait la tristesse crépusculaire du logis. Le vent d’ouest, soufflant là en pleine liberté, faisait plus épaisses encore sur cette maison toutes ces enveloppes de brouillard que novembre met entre la vie humaine et le soleil.

La maison était rectiligne, correcte, irréprochable, badigeonnée de frais. Rien n’est glacial comme cette blancheur anglaise. Elle semble vous offrir l’hospitalité de la neige. On songe le cœur serré aux vieilles maisons paysannes de France, en bois, joyeuses et noires, avec des vignes.

A la maison était attenant un jardin d’un quart d’arpent, entouré de vieilles murailles, coupé de degrés de granit et de parapets, sans arbres, nu, où l’on voyait plus de pierres que de feuilles. La plage, toute voisine, était masquée à ce jardin par un °renflement de terrain°. Sur ce renflement il y avait une prairie à herbe courte où prospéraient quelques orties et une grosse ciguë.

De la maison on apercevait à droite à l’horizon sur une colline et dans un petit bois une tour qui passait pour hantée; à gauche on voyait le dick. Le dick était une file de grands troncs d’arbres adossés à un mur, plantés debout dans le sable, desséchés, décharnés, avec des nœuds, des ankyloses et des rotules, et  qui semblait une rangée de tibias. La rêverie, qui accepte volontiers les songes pour se proposer des énigmes, pouvait se demander à quels hommes avaient appartenu ces tibias de cinq pieds de haut.

La façade sud de la maison donnait sur le jardin, la façade nord sur une route déserte.

Un corridor pour entrée, au rez-de-chaussée, une cuisine, une serre et une basse-cour, plus un petit salon ayant vue sur un chemin sans passants et un assez grand cabinet à peine éclairé; plus haut, aux deux étages, des chambres, propres, froides, meublées sommairement, repeintes à neuf, avec des linceuls blancs aux fenêtres. Tel était ce logis. Le bruit de la mer toujours entendu.

Cette maison, lourd cube blanc à angles droits, choisie par ceux qui l’habitaient sur la vague désignation du hasard, intentionnelle peut-être, avait la forme d’un tombeau.

Ceux qui habitaient cette demeure étaient un groupe ; disons mieux, une famille. C’étaient des proscrits. Le plus vieux sortait d’une assemblée; les plus jeunes d’une prison. Avoir écrit, cela motive les verrous. Où mènerait la pensée, si ce n’est au cachot?

La prison les avait élargis dans le bannissement.

Le vieux, le père, avait là toute sa famille, moins sa fille aînée, qui n’avait pu le suivre. Son gendre était près d’elle. Souvent ils étaient tous autour d’une table ou assis sur un banc, silencieux, graves, songeant tous ensemble, et sans se le dire, à ces deux absents.

Pourquoi s’étaient-ils installés dans cette maison si triste? Pour des raisons de hâte, et par le désir d’être le plus tôt possible ailleurs qu’à l’auberge. Sans doute parce que c’était la première maison à louer qu’ils avaient rencontrée, et parce que les exilés n’ont pas la main heureuse.

Cette maison qu’il est temps de réhabiliter un peu et de consoler, car qui sait si, dans son isolement, elle n’est pas triste de ce que nous venons d’en dire, s’appelait Marine-Terrace. L’arrivée y fut sombre ; mais, après tout, déclarons-le, elle n’a laissé à ceux qui l’habitèrent alors que de bons et °chers° souvenirs. Et ce que nous disons de cette maison, Marine-Terrace, nous le disons aussi de cette île, Jersey. Les lieux de la souffrance et de l’épreuve finissent par avoir une sorte d’amère douceur qui plus tard les fait regretter. Ils ont une hospitalité sévère qui plaît à la conscience.

Il y avait eu, avant eux, d’autres exilés dans cette île. Ce n’est point ici le lieu d’en parler. Disons seulement que le plus ancien dont la tradition, la légende peut-être, ait gardé le souvenir, était un romain, °Vipsanius° Minator, qui employa son exil à augmenter au profit de la domination de son pays, la muraille romaine dont on voit encore quelques pans, semblables à des morceaux de collines, près d’une baie nommée, je crois, la baie Sainte Catherine. Ce °Vipsanius° Minator était un personnage consulaire, vieux romain si entêté de Rome qu’il gêna l’empire. Caligula l’exila dans cette île cimmérienne nommée °Caesarea°. Caligula fit plus; non content de l’exil, il ordonna l’oubli. Défense fut faite au peuple de prononcer le nom de °Vipsanius° Minator. Le peuple et l’histoire ont obéi; ce dont Caligula d’ailleurs ne doutait pas. Cette arrogance dans le commandement, qui va jusqu’à donner des ordres à la pensée des hommes, caractérise certains gouvernements parvenus à une de ces situations solides où la plus grande somme de crimes produit la plus grande somme de sécurité.

Revenons à Marine-Terrace.

Un matin de la fin de novembre, deux des habitants du lieu, le père et le plus jeune des fils, étaient assis dans la salle basse. Ils se taisaient, comme des naufragés qui pensent.

Tout à coup le fils éleva la voix et interrogea le père :

— Que penses-tu de cet exil?

— Qu’il sera long.

— Comment comptes-tu le remplir?

Le père répondit :

— Je regarderai l’océan.

Il y eut un silence. Le père reprit :

— Et toi?

— Moi, dit le fils, je traduirai Shakspeare.

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[II]

 

 

Il y a des hommes océans en effet.

Ces vagues, ce flux et ce reflux, ce va et vient terrible, ce bruit de tous les souffles, ces noirceurs et ces transparences, cette démagogie des nuées en plein ouragan, ces aigles dans l’écume, ces merveilleux levers d’astres répercutés dans on ne sait quel mystérieux tumulte par des millions de cîmes lumineuses, têtes confuses de l’innombrable, ces grandes foudres errantes qui semblent guetter, ces sanglots énormes, ces monstres entrevus, ces nuits de ténèbres coupées de rugissements, ces furies, ces frénésies, ces tourmentes, ces roches, ces naufrages ; ces flottes qui se heurtent, ces tonnerres humains mêlés aux tonnerres divins, ce sang dans l’abîme; puis ces grâces, ces douceurs, ces fêtes, ces gaies voiles blanches, ces bateaux de pêche, ces chants dans le fracas, ces ports splendides, ces fumées de la terre, ces villes à l’horizon, ce bleu profond de l’eau et du ciel ; cette âcreté utile, cette amertume qui fait l’assainissement de l’univers, cet âpre sel sans lequel tout pourrirait; ces colères et ces apaisements, ce Tout dans Un, cet inattendu dans l’immuable, ce vaste prodige de la monotonie inépuisablement variée, ce niveau après ce bouleversement, ces enfers et ces paradis de l’immensité °éternellement émue°, cet infini, cet insondable, cela peut être dans un esprit, et alors cet esprit s’appelle génie, et vous avez Eschyle, vous avez Isaïe, vous avez Jean de Pathmos, vous avez Juvénal, vous avez Dante, vous avez Michel-Ange, vous avez Shakspeare, et c’est la même chose de regarder ces âmes ou de regarder l’océan.

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[III]

 

 

[1] William Shakspeare naquit à Stratford-sur-Avon dans une maison sous les tuiles de laquelle était cachée une profession de foi catholique commençant par ces mots : Moi, John Shakespeare. John était le père de William. La maison était humble, la chambre où William vint au monde était  pauvre ; des murs blanchis à la chaux, des solives noires s’entrecoupant en croix, au fond une assez large fenêtre avec de petites vitres où l’on peut lire aujourd’hui, parmi d’autres noms, le nom de Walter Scott. Ce logis pauvre abritait une famille déchue. Le père de William Shakspeare avait été alderman; son aïeul avait été bailli. Shake-speare signifie secoue-lance; la famille en avait le blason, un bras tenant une lance, armes parlantes confirmées par la reine Elisabeth en 1595 et visibles, à l’heure où nous écrivons, sur le tombeau de Shakspeare dans l’église de Stratford-sur-Avon.  [2] Cette famille avait quelque vice originel, probablement son catholicisme, qui la fit tomber. Peu après la naissance de William, l’alderman Shakspeare n’était plus que le boucher John. William Shakspeare débuta dans un abattoir. A quinze ans, les manches retroussées dans la boucherie de son père, il tuait des veaux « avec pompe », dit Aubrey. A dix-huit ans, il se maria. Entre l’abattoir et le mariage, il fit un quatrain contre les villages des environs où il déclare que Hillbrough est illustre par ses revenants et Bidford par ses ivrognes. Il fit ce quatrain, étant ivre lui-même, à la belle étoile, sous un pommier resté célèbre dans le pays à cause de ce Songe d’une Nuit d’été. La noce suivit. Il épousa une paysanne, plus âgée que lui de huit ans, Anne Hatway, en eut une fille,  puis deux jumeaux fille et garçon, puis la quitta; et cette femme, disparue de toute la vie de Shakspeare, ne revient plus que dans son testament où il lui lègue le moins bon de ses deux lits, « ayant probablement, dit un biographe, employé le meilleur avec d’autres. » Shakspeare, comme Lafontaine, ne fit que traverser le mariage. Sa femme mise de côté, il fut maître d’école, puis clerc chez un procureur, puis braconnier. Pris dans le parc de sir Thomas Lucy, enfermé, âprement poursuivi, il se sauva à Londres. Il se mit à garder les chevaux à la porte des théâtres. Plaute avait tourné une meule de moulin. Ce métier de garder les chevaux aux portes existait encore à Londres au siècle dernier, et cela faisait une sorte de corps de métier qu’on appelait les Shakspeare’s boys. [4] Sous Elisabeth, en dépit des puritains très en colère, il y avait à Londres huit troupes de comédiens ; on y distinguait les associés  de Black-Friars, les Enfants de St Paul, et au premier rang les Montreurs d’Ours. Lord Southampton allait au théâtre tous les jours. Presque tous les théâtres étaient situés sur le bord de la Tamise, ce qui fit augmenter le nombre des passeurs. Les salles étaient de deux espèces ; les unes, simples cours d’hôtelleries, ouvertes, un tréteau adossé à un mur, pas de plafond, des bancs  sur le sol, on y jouait en plein jour et en plein air; le principal de ces théâtres était le Globe; les autres, des sortes de halles fermées, éclairées de lampes, on y jouait le soir; la plus hantée était Black-Friars. Les décors étaient simples. Deux épées, quelquefois deux lattes  croisées signifiaient une bataille; la chemise par dessus l’habit signifiait un chevalier; la jupe de la ménagère des comédiens sur un manche à balai signifiait un palefroi caparaçonné. Un théâtre riche, qui fit faire son inventaire en 1598 possédait  « des membres de Maures, un dragon, un grand cheval avec ses jambes, une cage, un rocher, quatre têtes de turcs et celle du vieux Méhémet, une roue pour le siège de Londres et une bouche d’enfer. » Un autre avait « un soleil, une cible, les trois plumes du prince de Galles avec la devise : ICH DIEN, plus trois diables, et le pape sur sa mule. » Un acteur dûment plâtré signifiait une muraille; s’il écartait les doigts, c’est que la muraille avait des lézardes. Un homme chargé d’un fagot, suivi d’un chien et portant une lanterne, signifiait la lune; sa lanterne figurait son clair. On a beaucoup ri de cette mise en scène devenue célèbre par le Songe d’une nuit d’été, sans se douter que c’est là une sinistre indication de Dante. Voir l’Enfer, chant vingt. Dans ces théâtres abondaient les gentilshommes, les écoliers, les soldats et les matelots. On jouait là la tragédie de lord Buckhurst, Gorboduc ou Ferrex et Porrex, et des comédies gothiques, car, de même que la France a l’Avocat Patelin, l’Angleterre a l’Aiguille de ma commère Gurton. Tandis que les acteurs gesticulaient et déclamaient, les gentilshommes et les officiers, avec leurs panaches et leurs rabats de dentelle d’or, debout ou accroupis sur le théâtre, mal à leur aise parmi les comédiens gênés, riaient, criaient, se jetaient les cartes à la tête, ou jouaient au post and pair, et en bas, dans l’ombre, sur le pavé, parmi les pots de bière et les pipes, on entrevoyait « les Puants » (le Peuple). Ce fut par ce théâtre-là que Shakspeare entra dans le drame. Il passa la porte et arriva à la coulisse.  [6] Il réussit à être Call-boy, garçon appeleur, °moins élégamment,° Aboyeur. Vers 1586, Shakspeare aboyait chez Greene, à Black-Friars. En 1587, il obtint de l’avancement; dans la pièce intitulée : le Géant Agrapardo, roi de Nubie, pire que son frère feu Angulafer, Shakspeare fut chargé d’apporter son turban au géant. [§7] En 1590, pendant que Jacques VI d’Ecosse, dans l’espoir du trône d’Angleterre, rendait ses respects à Elisabeth laquelle trois ans auparavant, le 8 février 1587, avait coupé la tête à Marie Stuart, mère de ce Jacques, Shakspeare fit son premier drame, Périclès. Il publia un poème, Adonis, dédié à l’habitué de Black-Friars, lord Southampton,   Henri VI et acheva Périclès. En 1594, pendant que, se regardant de travers et prêts à en venir aux mains, le roi d’Espagne, la reine d’Angleterre et même le roi de France, disaient tous les trois : ma bonne ville de Paris, Shakspeare fit °La sauvage apprivoisée°  et Le songe d’une nuit d’été. En 1596, l’année où Elisabeth publia un édit contre les longues pointes des rondaches et où Philippe II chassa de sa présence une femme qui avait ri en se mouchant, il fit Hamlet. En 1599, pendant que le conseil privé, à la demande de sa majesté, délibérait sur la proposition de mettre à la question le docteur Hayward pour avoir volé des pensées à Tacite il fit + +

°En 1610, pendant que Ravaillac assassinait Henri IV par le poignard et que le parlement de Paris assassinait° Ravaillac par l’écartèlement, il fit Othello, joué l’an d’après. En 1611 tandis que les maures expulsés par Philippe III se traînaient hors d’Espagne, et agonisaient, il fit le conte d’hiver, Cymbeline et la Tempête. [9] En 1597,  il  avait perdu son fils dont + + l’épitaphe dans le cimetière de Stratford-sur-Avon : 1597. August. 17. Hamnet. filius William Shakespere. Le 6 septembre 1601, John Shakspeare, son père, était mort. Il était devenu chef de sa troupe. Jacques Ier lui avait donné l’exploitation de Black-Friars, puis le privilége du Globe. Un certain interdit pesait parfois sur ses pièces, dont la représentation était tolérée et l’impression parfois défendue. Sur le tome second du registre du Stationers’ Hall, on peut lire encore aujourd’hui en marge du titre des trois pièces : Comme il vous plaira, Henri V, beaucoup de bruit pour rien, cette mention : « 4 août. à suspendre. » Les motifs de ces interdictions échappent aujourd’hui. Il avait pu, par exemple, sans réclamation, mettre sur la scène son ancienne °aventure de braconnier°,  et faire de ce baronnet un grotesque, le juge Shallow, montrer au public Falstaff tuant le daim et rossant les gens de Shallow, et même  donner à Shallow le blason de sir Thomas Lucy, audace aristophanesque d’un homme qui ne connaissait pas Aristophane. Cependant quelque aisance lui était venue, comme plus tard à Molière. A la fin du seizième siècle, il était assez riche pour que le 8 octobre 1598 un nommé Ryc-Quyney lui demandât un emprunt dans une lettre dont la suscription porte : à mon aimable ami et compatriote M. William Shakespeare. Il aimait Stratford sur Avon où il était né, où son père était mort, où son fils était enterré. Il y acheta ou y fit bâtir une maison qu’il nomma Newplace. [10] Il allait de temps en temps y passer quelques jours. Dans ces petits  voyages il rencontrait à mi-chemin Oxford, et à Oxford l’hôtel de la Couronne, et dans l’hôtel l’hôtesse, belle et intelligente créature, femme du digne aubergiste Davenant. En 1606, madame Davenant accoucha d’un garçon qu’on nomma William, et en 16°44° sir William Davenant, créé chevalier par Charles Ier, écrivait à lord Rochester : Sachez ceci qui fait honneur à ma mère ; je suis le fils de Shakspeare, se rattachant à Shakspeare de la même façon que de nos jours M. Lucas de Montigny s’est rattaché à Mirabeau. Il  avait marié ses deux filles, Suzanne à un médecin, Judith à un marchand; Suzanne avait de l’esprit, Judith ne savait pas lire et signait d’une croix. En 1613, il arriva que Shakspeare, étant allé à Stratford sur Avon, n’eut plus envie de retourner à Londres. Peut-être était-il gêné. Il venait d’être contraint d’emprunter sur sa maison. Le contrat hypothécaire qui constate cet emprunt, en date du 11 mars 1613 et revêtu de la signature de Shakspeare, existait encore au siècle dernier chez un procureur qui le donna à Garrick, lequel l’a perdu. A partir de 1613, Shakspeare resta à sa maison de Newplace, à cultiver  son jardin, oubliant ses drames, tout à ses fleurs. Il planta dans ce jardin de Newplace le premier mûrier qu’on ait cultivé à Stratford de même que la reine Elisabeth avait porté en 1561 les premiers bas de soie qu’on ait vus en Angleterre. Le 25 mars 1616, se sentant malade, il fit son testament. Le 23 avril, il mourut. Il avait ce jour-là juste cinquante-deux ans, étant né le 23 avril 1564. Ce même jour 23 avril 1616, mourut Cervantes, génie de la même stature. Quand Shakspeare mourut, Milton avait huit ans, Corneille avait dix ans ; Charles Ier et Cromwell étaient deux adolescents, l’un de seize l’autre de dix-sept ans.

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[IV]

 

 

La vie de Shakspeare fut très mêlée d’amertume. Il vécut perpétuellement insulté. La postérité peut lire aujourd’hui ceci dans ses sonnets intimes : « Mon nom est diffamé, ma nature est abaissée; ayez pitié de moi pendant que, soumis et patient, je bois le vinaigre. » Sonnet 111. « Votre pitié efface la marque que font à mon nom les reproches du vulgaire. » Sonnet 112. « Tu ne peux m’honorer d’une faveur publique de peur de déshonorer ton nom. » Sonnet 36. « Mes fragilités sont épiées par des censeurs plus fragiles encore que moi. » Sonnet 121.  Shakspeare avait près de lui un envieux en permanence, Ben Jonson, dont il avait aidé les débuts. Après sa mort l'oubli commença. De 1640 à 1660, les Puritains abolirent l’art et fermèrent les spectacles; il y eut un linceul sur tout le théâtre. Sous Charles II, le théâtre ressuscita, sans Shakspeare. Il était si bien mort que Davenant, son fils, refit ses pièces. Il n’y eut plus d’autre Macbeth que le Macbeth de Davenant. Dryden parla de Shakspeare une fois pour le déclarer « hors d’usage ». Lord Shaftesbury le qualifia « esprit passé de mode ». Dryden et Shaftesbury étaient deux oracles. Dryden, catholique converti, avait deux fils huissiers de la chambre de Clément XI, il faisait des tragédies dignes d’être traduites en vers latins, comme le prouvent les hexamètres d’Atterbury, et il était le domestique de ce Jacques II, qui étant duc d’York, avait demandé à Charles II son frère : Pourquoi n’avez-vous pas fait pendre °Milton°? Le comte de Shaftesbury, ami de Locke, était l’homme qui, à la manière dont le chancelier Hyde servait une aile de poulet à sa fille, devinait qu’elle était secrètement mariée au duc d’York. Ces deux hommes ayant condamné Shakspeare, tout fut dit. L’Angleterre, pays d’obéissance plus qu’on ne croit, oublia Shakspeare. Un acheteur quelconque abattit sa maison, Newplace. Un °docteur° Cartrell, révérend, coupa et brûla son mûrier. Au commencement du dix-huitième siècle, l’éclipse fut totale. En 1707, un  âne appelé Nahum Tate publia un Roi Lear en avertissant les °lecteurs°  « qu’il en avait puisé l’idée dans une pièce d’on ne sait quel auteur, °qu’il avait lue par hasard°. » Cet on ne sait qui était Shakspeare.

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[V]

 

 

En 1728, Voltaire apporta d’Angleterre en France le nom de Will Shakspeare. Seulement, au lieu de Will, il prononça Gilles.

La moquerie commença en France et l’oubli continua en Angleterre. Ce que l’irlandais Nahum Tate avait fait pour le Roi Lear, d’autres le firent pour d’autres drames. Tout est bien qui finit bien eut successivement deux arrangeurs, Pilon pour Hay-Market, et Kemble pour Drury-Lane. Shakspeare n’existait plus et ne comptait plus. Beaucoup de Bruit pour Rien servit également de canevas deux fois, à Davenant, en 1673, à James Miller, en 1737. Cymbeline fut refait quatre fois, sous Jacques II, au théâtre-royal, par Thomas Dursey, en 1695, par Charles Marsh, en 1759, par W. Hawkins, en 1761, par Garrick. Coriolan fut refait quatre fois, en 1682, pour le théâtre-royal, par Tate, en 1720, pour Drury-Lane, par John Dennis, en 1755, pour Covent-Garden, par Thomas Sheridan, en 1801, pour Drury-Lane, par Kemble. Timon d’Athènes fut refait quatre fois, au théâtre du Duc, en 1678, par Shadwell, en 1768, au théâtre de Richmond-Green, par James Love, en 1771, à Drury-Lane, par Cumberland, en 1786, à Covent-Garden, par Hull. Au dix-huitième siècle la raillerie obstinée de Voltaire finit par produire en Angleterre un certain réveil. Garrick joua Shakspeare tout en le corrigeant.  Un imbécile, Malone, commenta ses drames, et, logique, badigeonna son tombeau. Il y a sur ce tombeau un petit buste contemporain de Shakspeare, et, dit-on, ressemblant.  Le buste fut badigeonné. Malone, critique et blanchisseur de Shakspeare, mit une couche de plâtre sur son visage et de bêtise sur son œuvre.

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[Livre II]

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[Les Génies]

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[II]

 

 

L’art suprême est la région des Egaux.

Le chef-d’œuvre est absolu .

Comme l’eau qui, chauffée à quatrevingt dix degrés, n’est plus capable d’augmentation calorique et ne peut s’élever plus haut, la pensée humaine atteint dans certains hommes sa complète intensité. Eschyle, Job, Phidias, Isaïe, St Paul, Juvénal, Dante, Michel-Ange, Rabelais, Cervantes, Shakspeare, Rembrandt, Beethoven, quelques autres encore, marquent les quatrevingt dix degrés du génie. Ils peuvent être égalés, non dépassés. 

L’esprit humain a une cîme.

Cette cîme est l’idéal.

Dieu y descend, l’homme y monte.

Dans chaque siècle, trois ou quatre génies entreprennent cette ascension. D’en bas, on les suit des yeux. Ces hommes gravissent la montagne, entrent dans la nuée, disparaissent, reparaissent. On les épie, on les observe. Ils côtoient les précipices; un faux pas ne déplairait point à certains spectateurs. Les aventuriers poursuivent leur chemin. Les voilà haut, les voilà loin; ce ne sont plus que des points noirs. Comme ils sont petits! dit la foule. Ce sont des géants. Ils vont. La route est âpre. L’escarpement se défend. A chaque pas un mur, à chaque pas un piège. A mesure qu’on s’élève, le froid augmente. Il faut sans cesse se faire son escalier, couper la glace, se tailler des degrés dans la haîne. Toutes les tempêtes font rage. Cependant ces insensés cheminent. L’air n’est plus respirable. Le gouffre se multiplie autour d’eux. Quelques-uns tombent. C’est bien fait. D’autres s’arrêtent et redescendent. Il y a de sombres lassitudes. Les intrépides continuent; les prédestinés persistent. La pente redoutable croule sous eux et tâche de les entraîner; la gloire est traître. Ils sont regardés par les aigles, ils sont tâtés par les éclairs; l’ouragan est furieux. N’importe, ils s’obstinent. Ils montent. Celui qui arrive au sommet est ton égal, Homère.

 

*

 Choisir entre ces hommes, impossible. Lequel est le plus grand ? Tous.

[1] L’un, Homère, est l’immense poëte enfant. Le monde naît, Homère chante. C’est l’oiseau de cette aurore. Homère a la candeur sacrée du matin. Il ignore presque l’ombre. Le chaos, °le ciel°, l’Olympe, Jupiter dieu des dieux, Agamemnon roi des rois, les peuples, les temples, les tentes,  les villes, les assauts, les moissons, la terre, l’océan; Ajax combattant, Ulysse errant, les méandres d’une voile cherchant la patrie, les cyclopes, les pygmées, une carte de géographie avec une couronne de dieux sur l’Olympe et çà et là des trous de fournaise menant vers le Tartare, les prêtres, les vierges, les mères, les petits enfants effrayés des panaches, le chien qui se souvient, les grandes paroles qui tombent des barbes blanches, les amitiés amours, les passions et les hydres, Vulcain pour le rire d’en haut, Thersite pour le rire d’en bas, les deux aspects du mariage résumés d’avance pour les siècles dans Hélène et dans Pénélope, le Styx, le destin, le talon d’Achille sans lequel le destin serait vaincu par le Styx; les monstres, les héros, les hommes, les mille perspectives entrevues dans la nuée du monde antique, cette immensité, c’est Homère. Toutes les profondeurs des vieux âges se meuvent, radieusement éclairées, dans le vaste azur de cet esprit. Tel est le commencement de l’Epopée. [2] L’autre, Job, commence le Drame ; il le commence, et il y a quatre mille ans de cela, par la mise en présence de Jehovah et de Satan; le mal défie le bien, et voilà l’action engagée ; l’homme est le lieu de la scène, et l’homme est le champ de bataille; les fléaux sont les personnages. Job, après avoir touché le sommet du drame, remue le fond de la philosophie; il montre, le premier, cette sublime démence de la sagesse qui, deux mille ans plus tard, de résignation devenant sacrifice, sera la folie de la croix ; stultitiam crucis. Le fumier de Job, transfiguré, devient le calvaire de Jésus. [3] L’autre, Eschyle, illuminé par la divination inconsciente du génie, sans se douter qu’il a derrière lui, dans l’orient, la résignation de Job, la complète à son insu par la révolte de Prométhée; de sorte que la leçon sera entière, et que le genre humain, à qui Job n’enseignait que le devoir, sentira dans Prométhée poindre le droit. Eschyle est rude, abrupt, sauvage,  démesuré, incapable de pentes adoucies, presque féroce, avec une grâce à lui qui ressemble aux fleurs des lieux farouches, moins hanté des nymphes que des euménides, du parti des Titans, parmi les déesses choisissant les sombres, et souriant sinistrement aux gorgones, fils de la terre comme Othryx et Briarée et prêt à recommencer l’escalade contre le parvenu Jupiter. Poëte hécatonchire, ayant un Oreste plus fatal qu’Ulysse et une Thèbe plus formidable que Troie, dur comme la roche, tumultueux comme l’écume, plein d’escarpements, de torrents et de précipices, et si géant que, par moments, on dirait qu’il devient montagne. Venu  plus tard que l’Iliade, il a l’air d’un aîné d’Homère. [4] L’autre, Isaïe, semble, au dessus de l’humanité, un grondement de foudre continu. Il est le grand reproche. Son style, sorte de nuée nocturne, s’illumine coup sur coup d’images qui illuminent subitement tout l’abîme de cette pensée noire et qui vous font dire : il éclaire! Isaïe prend corps à corps le mal qui, dans la civilisation, s’ébauche avant le bien. Il crie : silence! au bruit des chars, aux fêtes, aux triomphes. L’écume de sa prophétie déborde jusque sur la nature, il dénonce Babylone aux taupes et aux chauves-souris, promet Ninive à la ronce, Tyr à la cendre, Jérusalem à la nuit, fixe une date aux oppresseurs, déclare aux puissances leur fin prochaine, assigne un jour contre les idoles, contre les hautes tours, contre les navires de Tarsès, et contre tous les cèdres du Liban, et contre tous les chênes de Basan. Il est debout sur le seuil de la civilisation, et refuse d’entrer. C’est une espèce de bouche du désert parlant aux multitudes, et réclamant, au nom des sables, des broussailles et des souffles la place où sont les villes; parce que c’est juste; parce que le tyran et l’esclave, c’est-à-dire l’orgueil et la honte, sont partout où il y a des enceintes de murailles, parce que le mal est là, incarné dans l’homme, parce que dans la solitude il n’y a que la bête et que dans la cité il y a le monstre. Ce qu’Isaïe reproche à son temps, l’idolâtrie, l’orgie, la guerre, la prostitution, l’ignorance, dure encore; Isaïe est l’éternel contemporain des vices qui se font valets et des crimes qui se font rois. [6] L’autre, Lucrèce, c’est cette grande chose obscure,  Tout. Jupiter est dans Homère, Jéhovah est dans Job; dans  Lucrèce, Pan apparaît. Telle est la grandeur de Pan qu’il a sous lui le Destin qui est sur Jupiter. Lucrèce a voyagé, et il a songé; ce qui est un autre voyage. Il a été à Athènes; il a hanté les philosophes; il a étudié la Grèce et deviné l’Inde. Sa rêverie est devenue doctrine. Nul ne connaît ses aventures. Il a questionné les vagues spectres de Byblos; il a causé avec le tronc d’arbre coupé de Chyteron , qui est Junon-Thespia. Peut-être a-t-il parlé dans les roseaux à Oannès, l’homme-poisson de la Chaldée, qui avait deux têtes, une tête d’homme, en bas une tête d’hydre, et qui, buvant le chaos par sa gueule inférieure, le revomissait sur la terre par sa bouche supérieure, en science terrible. Lucrèce a cette science. Isaïe confine aux archanges, Lucrèce aux larves. Lucrèce tord le vieux suaire d’Isis trempé dans toutes ces eaux ténébreuses, et il en exprime, tantôt à flots, tantôt goutte à goutte, une poésie sombre. L’illimité est dans Lucrèce. Par moments, passe un puissant vers spondaïque presque monstrueux et plein d’ombre ; Circum se foliis ac frondibus involventes. Çà et là une vaste image de l’amour  s’ébauche dans la forêt, tunc Venus in sylvis jungebat corpora amantum, et la forêt, c’est la nature. Ces vers-là sont impossibles à Virgile. Lucrèce tourne le dos à l’humanité et regarde fixement l’Inconnu. Lucrèce, esprit qui cherche le fond, est placé entre cette réalité, l’atôme, et cette impossibilité, le vide, tour à tour attiré par ces deux précipices, religieux quand il contemple l’atôme, sceptique quand il aperçoit le vide; de là ses deux aspects, également profonds, soit qu’il nie, soit qu’il affirme. [7] L’autre, Juvénal, a tout ce qui manque à Lucrèce, la passion, l’émotion, la fièvre, l’emportement vers la probité, la personnalité, l’humanité. Il habite un point donné de la création, et il s’en contente, y trouvant de quoi nourrir et gonfler son âme de justice et de colère. Lucrèce est l’univers, Juvénal est le lieu. Et quel lieu! Rome. A eux deux ils sont la double voix qui parle au monde et à la ville. Urbi et orbi. Juvénal a au dessus de l’empire romain l’énorme battement d’aîles du gypaëte au-dessus du nid de serpents. Il fond sur ce fourmillement, et les prend tous l’un après l’autre dans son bec terrible, depuis la vipère qui est empereur et s’appelle Néron jusqu’au ver de terre qui est °mauvais° poëte et s’appelle Codrus. Isaïe et Juvénal ont chacun leur prostituée; mais il y a quelque chose de plus sinistre que l’ombre de Babel, c’est le craquement du lit des Césars, et Babylone est moins formidable que Messaline. Juvénal, c’est la vieille âme des républiques mortes; il a en lui une Rome dans l’airain de laquelle sont fondues Sparte et Athènes. De là, dans son vers, quelque chose d’Aristophane et quelque chose de Lycurgue. Prenez garde à lui; c’est le sévère. Pas une corde ne manque à cette lyre, ni à ce fouet. Il est haut, rigide, austère, éclatant, violent, grave, inépuisable en images, âprement gracieux, lui aussi, quand bon lui semble. Son cynisme est l’indignation de la pudeur. Sa grâce, tout indépendante, et figure vraie de la liberté, a des griffes; elle apparaît tout à coup, égayant par on ne sait quelles souples et fières ondulations la majesté rectiligne de son hexamètre; on croit voir le chat de Corinthe rôder sur la frise du Parthénon. Il y a de l’épopée dans cette satire; ce que Juvénal a dans la main, c’est le sceptre d’or dont Ulysse frappait Thersite. Enflure, déclamation, exagération, hyperbole! crient les difformités flagellées, et ces cris sont à sa gloire. L’invective de Juvénal flamboie depuis deux mille ans, effrayant incendie de poésie qui brûle Rome en présence des siècles. Ce foyer splendide éclate et s’accroît sous un tourbillonnement de fumée lugubre; il en sort des rayons pour la liberté, pour la probité, pour l’héroïsme, et l’on dirait qu’il jette jusque dans notre civilisation des esprits pleins de sa lumière. Qu’est-ce que Régnier? qu’est-ce que d’Aubigné? qu’est-ce que Corneille? Des étincelles de Juvénal. [8] – L’autre, Tacite, est l’historien. La république s’incarne en lui et monte, morte, au tribunal, ayant pour toge son suaire, et cite à sa barre les tyrans. L’âme d’un peuple devenue l’âme d’un homme, c’est Tacite.  Tacite, assis sur la chaise curule du génie, juge ces délinquants, les césars. L’empire romain est un long crime. Ce crime commence par quatre démons, Tibère, Caligula, Claude, Néron. Tacite leur donne ses quatre premiers poteaux. Nous pouvons nous rendre compte de ces carcans terribles d’après Tibère, Claude et Néron qui y sont encore attachés. Le livre de Caligula est perdu.  Rien de plus aisé à comprendre que la perte et l’oblitération de ces sortes de livres. Un homme ayant été surpris lisant l’histoire de Caligula par Suétone, Commode fit jeter cet homme aux bêtes, feris objici jussit, dit Lampride. L’horreur de ces temps est prodigieuse. Toutes les mœurs, en bas comme en haut, sont féroces. On peut juger de la cruauté des romains par l’atrocité des Gaulois. Une émeute éclate en Gaule, les paysans couchent les femmes romaines nues sur des herses dont les pointes leur entrent dans le corps çà et là, leur coupent les mamelles et les leur cousent dans la bouche pour qu’elles aient l’air de les manger. Vix vindicta est, « ce sont à peine des représailles, » dit le général romain Turpilianus. Telle est l’humanité à laquelle assiste Tacite. Cette vue le rend terrible. Il constate, et proteste. La Putiphar mère du Joseph, c’est ce qu’on ne voit que dans Rome. Quand Agrippine, réduite à sa ressource suprême, voyant sa tombe dans les yeux de son fils, lui offre son lit, quand ses lèvres cherchent celles de Néron, Tacite est là qui la regarde fixement, lasciva oscula et prænuntias flagitii blanditias, et il dénonce au monde cet essai de la mère monstrueuse et tremblante pour faire avorter le parricide en inceste. Quoi qu’en dise Juste Lipse qui légua sa plume à la Sainte-Vierge, Domitien exila Tacite, et fit bien. Les hommes comme Tacite sont malsains pour l’autorité. Tacite applique son style sur une épaule d’empereur, et la marque reste. Tacite fait toujours sa plaie au lieu voulu. Plaie profonde. Juvénal vole, tombe, rebondit, s’éparpille, s’étale, se disperse, frappe à droite, à gauche, cent coups à la fois, sur les lois, sur les mœurs, sur les femmes, sur les mauvais magistrats, sur les méchants vers, sur les libertins et les oisifs, sur César, sur le peuple, partout; il est prodigue comme la grêle; il est épars comme le fouet. Tacite a la concision du fer rouge. [9] – L’autre, Jean, est le vieillard vierge. Toute la sève ardente de l’homme, devenue fumée et tremblement mystérieux, est dans sa tête, en vision. On n’échappe pas à l’amour. Inassouvi et mécontent, il se change à la fin de la vie en un sinistre dégorgement de chimères. La femme veut l’homme; sinon l’homme, au lieu de la poésie humaine, aura la poésie spectrale. Quelques êtres pourtant résistent, et alors ils sont dans cet état particulier où l’inspiration monstrueuse peut s’abattre sur eux. L’Apocalypse est le chef-d’œuvre presque insensé de cette chasteté redoutable. Jean, tout jeune, était farouche et doux. Il aima Jésus ; puis ne put rien aimer. Il y a un profond rapport entre le Cantique des Cantiques et l’Apocalypse; l’un et l’autre sont des explosions de virginité amoncelée. Le cœur volcan s’ouvre; il en sort cette colombe, le Cantique des Cantiques, ou ce dragon, l’Apocalypse. Ces deux poëmes sont les deux pôles de l’extase; volupté et horreur; les deux limites extrêmes de l’âme sont atteintes; dans le premier poëme l’extase épuise l’amour; dans le second, l’épouvante, et elle apporte aux hommes, désormais inquiets à jamais, l’effarement du précipice éternel. Autre rapport, non moins digne d’attention, entre Jean et Daniel. Le fil presque invisible des affinités est soigneusement suivi du regard par ceux qui voient dans l’esprit prophétique un phénomène humain  normal, permanent,  et qui, loin de dédaigner la question des miracles, la généralisent  et la rattachent avec calme au phénomène permanent. Les religions y perdent et la science y gagne. On n’a pas assez remarqué que le septième chapitre de Daniel contient en germe l’Apocalypse. Les empires y sont représentés comme des bêtes. Aussi la légende a-t-elle associé les deux poëtes; elle a fait traverser à l’un la fosse aux lions et à l’autre la chaudière d’huile bouillante. En dehors de la légende, la vie de Jean est grande. Vie exemplaire qui subit des élargissements étranges, passant du Golgotha à Pathmos, et du supplice d’un messie à un exil de prophète. Jean, après avoir assisté à la souffrance du Christ, finit par souffrir pour son compte; la souffrance vue le fait apôtre, la souffrance endurée le fait mage; de la croissance de l’épreuve résulte la croissance de l’esprit. Evêque, à Ephèse,  il rédige l’Evangile. Proscrit, à Pathmos, il fait l’apocalypse. Œuvre tragique, écrite sous la dictée d’un aigle, le poëte ayant au dessus de sa tête on ne sait quel sombre battement d’aîles. Toute la Bible est entre deux visionnaires, Moïse et Jean. Vertigineux poëme qui s’ébauche par le chaos dans la Genèse et s’achève dans l’Apocalypse par les tonnerres. Jean fut un des grands errants de la langue de feu. Pendant la cène sa tête était sur la poitrine de Jésus, et il pouvait dire : Mon oreille a entendu le battement du cœur de Dieu. Il alla raconter cela aux hommes. Il parlait un grec barbare, mêlé de tours hébraïques et de mots syriaques, d’un charme âpre et sauvage. Il alla en Perse, il alla chez les Parthes. Quand il parut au concile de Jérusalem on crut voir la colonne de l’église. Il regarda avec stupeur Cérinthe et Ebion, qui disaient  que Jésus n’est qu’un homme. Quand on l’interrogeait sur l’Inconnu, il répondait : Aimez-vous les uns les autres. Il mourut à quatrevingt-quatorze ans, sous Trajan. Selon la tradition, il n’est pas mort, il est réservé, et Jean est toujours vivant à Pathmos comme Barberousse à Kaiserslautern. Il y a des cavernes d’attente pour ces mystérieux vivants-là. Jean, comme historien, a des pareils, Matthieu, Luc et Marc; comme visionnaire, il est seul. Aucun rêve n’approche du sien, tant il est avant dans l’infini. Ses métaphores sortent du gouffre éperdues; sa poésie a un profond sourire de démence; la réverbération de Jehovah est dans l’œil de cet homme. C’est le sublime en plein égarement. Les hommes ne le comprennent pas, le dédaignent et en rient. Mon cher Thiriot, dit Voltaire, l’Apocalypse est une ordure. Les religions, ayant besoin de ce livre, ont pris parti de le vénérer; mais pour n’être pas jeté à la voirie, il fallait qu’il fût mis sur l’autel. Qu’importe, Jean est un esprit. C’est dans Jean de Pathmos, entre tous, qu’est sensible la communication entre certains esprits et l’abîme. Dans tous les autres poëtes, on devine cette communication; dans Jean, on la voit, par moments on la touche, et l’on a le frisson de poser, pour ainsi dire, la main sur cette porte sombre. Par ici, on va du côté de Dieu. Il semble, quand on lit le poëme de Pathmos, que quelqu’un vous pousse par derrière. La redoutable ouverture se dessine confusément. On en sent la terreur et l’attraction. Jean n’aurait que cela, qu’il serait grand. [10]– L’autre, Paul, que l’église appelle saint et que l’humanité appelle grand, représente un prodige à la fois divin et humain, la conversion. Il est celui auquel l’avenir est apparu. Il en reste hagard, et rien n’est sublime comme cette face à jamais étonnée du vaincu de la lumière. Il était l’homme du passé, il avait gardé les manteaux des jeteurs de pierres, il aspirait, ayant étudié avec les prêtres, à devenir bourreau ; il était en route pour cela, tout à coup un flot d’aurore sort de l’ombre et le jette à bas de son cheval, et désormais il y aura dans l’histoire du genre humain cette chose sublime, le chemin de Damas. Le chemin de Damas est nécessaire à la marche du Progrès. Tomber dans la vérité et se relever homme juste, une chute transfiguration, cela est sublime. C’est l’histoire de saint Paul. A partir de saint Paul, ce sera l’histoire de l’humanité. Le coup de lumière est plus que le coup de foudre. Le progrès se fera par une série d’éblouissements. Quant à ce Paul, qui a été renversé par la force de la conviction nouvelle, cette brusquerie d’en haut lui ouvre le génie. Une fois remis sur pied, le voilà en marche, il ne s’arrête plus. En avant! c’est là son cri. Il est cosmopolite. Ceux du dehors, que le paganisme appelait les Barbares et que le christianisme appelle les Gentils, il les aime; il se donne à eux. Il est l’apôtre extérieur. Il écrit aux nations des lettres de la part de Dieu. Ces lettres sont naïves et profondes, avec les subtilités si puissantes sur les sauvages. Il y a dans ces messages des lueurs de délire ; Paul parle des Célestes comme s’il les apercevait distinctement. Ses plus belles œuvres sont ses œuvres rejetées canoniquement, et surtout son Apocalypse, raturée par le concile de Rome sous Gélase. Sur l’ouverture que saint Paul avait faite au ciel, l’église a écrit : Porte condamnée. Il n’en est pas moins saint. Paul a l’inquiétude du penseur; le texte et le dogme sont peu pour lui; la lettre ne lui suffit pas; la lettre, c’est la matière. Comme tous les hommes de progrès, il parle avec restriction de la loi; il lui préfère la grâce de même que nous lui préférons le droit. Qu’est-ce que la grâce? C’est l’inspiration d’en haut, c’est le souffle, flat ubi vult, c’est la liberté. La grâce est l’âme de la loi. Cette découverte de l’âme de la loi appartient à saint Paul; et ce qu’il nomme grâce au point de vue céleste, nous, au point de vue terrestre, nous le nommons droit. Tel est Paul. Le grandissement d’un esprit par l’irruption de la clarté, la beauté de la violence faite par la vérité à une âme, éclate dans ce personnage. C’est là, la vertu du chemin de Damas. Désormais quiconque voudra de cette croissance-là suivra le doigt indicateur de Saint Paul. Tous ceux auxquels se révélera la justice, tous les aveuglements désireux de jour, toutes les cataractes souhaitant guérir, tous les chercheurs de conviction, tous les serviteurs du bien en quête du vrai, iront de ce côté. Le chemin de Damas sera le passage des grands esprits. Il sera aussi le passage des peuples ; car les peuples, ces vastes individus, ont comme chacun de nous leur crise et leur heure; Paul, après sa chute auguste, s’est relevé armé contre les vieilles ténèbres de ce glaive fulgurant, le christianisme; et deux mille ans après, la France, terrassée de lumière, se relèvera, elle aussi, tenant à la main cette flamme épée, la Révolution. [11] – L’autre, Dante, a construit dans son esprit l’abime. Il a fait l’épopée des spectres. Il évide la terre, met l’enfer dans le trou terrible qu’il lui fait, puis la pousse par le purgatoire jusqu’au ciel. Il tord toute l’ombre et toute la clarté dans une spirale monstrueuse. Cela descend, puis cela monte. Architecture inouïe. Au seuil est la °brume sacrée°. En travers de l’entrée est jeté le cadavre de l’espérance. Tout ce qu’on aperçoit au delà est nuit. L’immense angoisse sanglote confusément dans l’invisible. On se penche sur ce poëme gouffre; on y entend des détonations ainsi que dans un cratère ; le vers en sort étroit et livide comme des fissures d’une solfatare; il est vapeur d’abord, puis esprit; ce blêmissement parle; et alors on reconnaît que le volcan entrevu, c’est l’enfer. Ceci n’est plus le milieu humain. On est dans le précipice inconnu. Dans ce poëme, l’impondérable, mêlé au pondérable, en subit la loi, comme dans ces écroulements d’incendies où la fumée, entraînée par la ruine, roule et tombe avec les décombres et semble prise sous les charpentes et les pierres; les idées semblent souffrir et être punies dans les hommes ; cette adhérence de l’homme à l’idée pour  subir l’expiation, c’est le fantôme; une forme qui est de l’ombre; l’impalpable, mais non l’invisible; une apparence où il reste assez de réalité pour que le châtiment y ait prise; la faute à l’état idéal ayant conservé la figure humaine ; ce n’est pas seulement le méchant qui se lamente dans cette apocalypse, c’est le mal. Toutes les mauvaises actions possibles y sont au désespoir, cette spiritualisation de la peine donne au poëme une puissante portée morale. Dante fait loi pour Montesquieu; les divisions pénales de l’Esprit des lois sont calquées sur les classifications infernales de la Divine Comédie. Dante est justicier à un degré plus redoutable que Juvénal; Juvénal fustige avec des lanières, Dante fouette avec des flammes; Juvénal condamne, Dante damne. Malheur à celui des vivants sur lequel ce passant fixe l’inexplicable lueur de ses yeux! [12] – L’autre, Rabelais, c’est la Gaule; et qui dit la Gaule dit aussi la Grèce, car le sel attique et la bouffonnerie gauloise ont au fond la même saveur, et si quelque chose, ressemble à Athènes, c’est Paris. Aristophane trouve plus grand que lui; Aristophane est méchant, Rabelais est bon. Rabelais défendrait Socrate. Rabelais, c’est le masque formidable de la comédie antique détaché du proscænium grec, de bronze fait chair, désormais visage humain et vivant, resté énorme, et venant rire de nous chez nous et avec nous. Rabelais a découvert ceci : le ventre. Le serpent est dans l’homme, c’est l’intestin. Il tente, trahit, et punit. L’homme, être un comme esprit et complexe comme homme, a pour sa mission terrestre trois centres en lui ; chacun de ces centres est auguste par une grande fonction qui lui est propre ; le cerveau a la pensée, le cœur a l’amour, le ventre a la paternité et la maternité. Le ventre peut être tragique. Feri ventrem. Mais c’est de lui pourtant que découlent, dans la vie la corruption, et dans l’art la comédie. Le ventre, étant le centre de la matière, est notre satisfaction et notre danger; il contient l’appétit, la satiété et la pourriture. Les dévouements et les tendresses – qui nous prennent là,  – sont sujets à mourir; l’égoïsme les remplace ; facilement les entrailles deviennent boyaux. Que l’hymne puisse s’aviner, que la strophe se déforme en couplet, c’est triste. Cela tient à la bête qui est dans l’homme. Le ventre est essentiellement cette bête. La dégradation semble être sa loi. L’échelle de la poésie sensuelle a à son échelon d’en haut le Cantique des Cantiques et à son échelon d’en bas la gaudriole. Le ventre dieu, c’est Silène; le ventre empereur, c’est Vitellius; le ventre animal, c’est le porc. Le ventre est pour l’humanité un poids redoutable; il rompt à chaque instant l’équilibre entre l’âme et le corps. Il emplit l’histoire. Il est responsable presque de tous les crimes. Il est l’outre des vices. C’est lui qui par la volupté fait le sultan et par l’ébriété le czar. Il débauche la raison. Au début, comme toujours, il reste un peu de noblesse. Il y a une nuance entre être ivre et être saôul. Puis l’orgie dégénère en °gueuleton°. Où il y avait Salomon, il y a Ramponneau. L’homme est barrique. Un déluge intérieur d’idées ténébreuses submerge la pensée; la conscience noyée ne peut plus faire signe à l’âme ivrogne. L’abrutissement est consommé. Ce n’est même plus cynique, c’est vide et bête. Diogène s’évanouit. Il ne reste plus que le tonneau. C’est fini. Plus rien, ni dignité, ni pudeur, ni honneur, ni vertu, ni esprit; la jouissance charnelle toute crue, l’impureté toute pure ; l’idée se dissout en assouvissement; la consommation charnelle absorbe tout; rien ne surnage de la grande créature souveraine habitée par l’âme; qu’on nous passe le mot, le ventre mange l’homme. Ceci est l'état final de toutes les sociétés où l’idéal s’éclipse. Cela passe pour prospérité et s’appelle s’arrondir. Quelquefois même les philosophes aident étourdiment à cet abaissement en mettant dans les doctrines le matérialisme qui est dans les consciences. Cette réduction de l’homme à la bête humaine est une grande misère. Son premier fruit est la turpitude visible partout sur tous les sommets, le juge vénal, le prêtre simoniaque, le soldat condottiere. Lois, mœurs et croyances sont matière. Toutes les institutions du passé en sont là au seizième siècle; Rabelais prend acte  de cette situation; il la constate; il prend acte de ce ventre qui est le monde. La religion a pris des flancs, la féodalité digère, la royauté est obèse; qu’est-ce que Henri VIII? une panse. Rome est une grosse vieille repue; est-ce santé? est-ce maladie? C’est peut-être embonpoint, c’est peut-être hydropisie; question. Rabelais, médecin et curé, tâte le pouls à la papauté. Il hoche la tête, et il éclate de rire. Est-ce parce qu’il a trouvé la vie? non, c’est parce qu’il a senti la mort. Pendant que Luther réforme, Rabelais bafoue. Lequel va le mieux au but? Rabelais bafoue le moine, bafoue l’évêque, bafoue le pape; rire fait d’un râle. Ce grelot sonne le tocsin. Hé bien quoi, c’est une agonie en goguette ;  l’intestin colon est roi. Tout ce vieux monde boit, mange et meurt. Et Rabelais intronise une dynastie de ventres, Grandgousier, Pantagruel et Gargantua. Rabelais est l’Homère de la mangeaille; ce qui est grand, quand on songe que manger c’est dévorer. Festoyez donc, maîtres, et buvez, et finissez. Vivre est une chanson dont mourir est le refrain. D’autres creusent sous le genre humain dépravé des cachots redoutables; en fait de souterrain, ce grand Rabelais se contente de la cave. Cet univers qu’Alighieri mettait dans l’enfer, Rabelais le fait tenir dans une futaille. Son livre n’est pas autre chose. Regardez le dedans de cette tonne prodigieuse ; les sept cercles de Dante y sont. Dans Rabelais ils s’intitulent : Paresse, Orgueil, Envie, Avarice, Colère, Luxure, Gourmandise; et c’est ainsi que tout à coup vous vous retrouvez avec le rieur terrible, où? dans l’église. Les Sept Péchés, c’est le prône de ce curé. Rabelais est prêtre; correction bien ordonnée commence par soi-même; c’est donc sur le clergé qu’il frappe d’abord. La papauté meurt d’indigestion, Rabelais lui fait une farce. Farce de Titan. La joie pantagruélique n’est pas moins épique que la gaîté jupitérienne. Mâchoire contre mâchoire; la mâchoire monarchique et sacerdotale mange; la mâchoire rabelaisienne rit. Quiconque a lu Rabelais a devant les yeux à jamais cette confrontation redoutable : le masque de la Théocratie regardé fixement par le masque de la Comédie. [13] – L’autre, Cervantes, est, lui aussi, une forme de la moquerie épique; car, ainsi que le disait en 1827 celui qui écrit ces lignes, il y a, entre le moyen âge et l’époque moderne, après la barbarie féodale, et comme placés là pour conclure, « deux Homères bouffons, Rabelais et Cervantes. » Résumer l’horreur par le rire, ce n’est pas la manière la moins terrible. C’est ce qu’a fait Rabelais; c’est ce qu’a fait Cervantes; mais la raillerie de Cervantes n’a rien du large rictus rabelaisien. C’est une belle humeur de gentilhomme après cette jovialité de curé. Aucune grosse gaîté dans Cervantes. A peine un peu de cynisme élégant. Le rieur est fin, acéré, poli, délicat, gracieux, et courrait même le risque quelquefois de se rapetisser dans toutes ces élégances s’il n’avait le profond sens poétique de la renaissance. Comme Jean Goujon, comme Jean Cousin, comme Germain Pilon, comme Primatice, il  a en lui la chimère. De là toutes les grandeurs inattendues de l’imagination. De là le soudain, faisant irruption à chaque instant dans ses personnages, dans son °action°, dans son style; l’imprévu, magnifique aventure. Que les personnages restent d’accord avec eux-mêmes, mais que les faits et les idées tourbillonnent autour d’eux, que ce vent qui apporte de la lumière souffle sans cesse, c’est la loi des grandes œuvres. Cervantes a les trois dons souverains : la création, qui produit les types, et qui recouvre de chair et d’os les idées; l’invention, qui heurte les passions contre les événements, fait étinceler l’homme sur le destin, et produit le drame; l’imagination, qui met le clair-obscur partout, et, donnant le relief, fait vivre. L’observation, qui s’acquiert et qui, par conséquent, est plutôt une qualité qu’un don, est incluse dans la création. Si l’avare n’était pas observé, Harpagon ne serait pas créé. Dans Cervantes, un nouveau venu, entrevu chez Rabelais, fait décidément son entrée; c’est le bon sens. On l’a aperçu dans Panurge, on le voit en plein dans Sancho Pança. Il arrive comme le Silène de Plaute, et lui aussi peut dire : Je suis le dieu monté sur un âne. La sagesse tout de suite, la raison fort tard; c’est là l’histoire étrange de l’esprit humain. Quoi de plus sage que toutes les religions? quoi de moins raisonnable? morales vraies, dogmes faux. La sagesse est dans Homère et dans Job; la raison, telle qu’elle doit être pour vaincre les préjugés, c’est-à-dire complète et armée en guerre, ne sera que dans Voltaire. Le bon sens n’est pas la sagesse, et n’est pas la raison; il est un peu l’une et un peu l’autre, avec une nuance d’égoïsme. Cervantes le met à cheval sur l’ignorance, et en même temps, achevant sa dérision profonde, il donne pour monture à l’héroïsme la fatigue. Ainsi il montre l’un après l’autre, l’un avec l’autre, les deux profils de l’homme, sans plus de pitié pour le sublime que pour le grotesque. L’idéal est chez lui  comme chez Dante; mais traité d’impossible, et raillé. Béatrix est devenue Dulcinée. Railler l’idéal, ce serait là le défaut de Cervantes; mais ce défaut n’est qu’apparent; regardez bien; ce sourire a une larme; en réalité, Cervantes est pour don Quichotte comme Molière est pour Alceste. Il faut savoir lire, particulièrement, les livres du seizième siècle; il y a dans presque tous, à cause des menaces pendantes sur la liberté de pensée, un secret qu’il faut ouvrir et dont la clef est souvent perdue; Rabelais a un sous-entendu, Cervantes a un aparte, Machiavel a un double-fond, un triple-fond peut-être. Quoi qu’il en soit, l’avènement du bon sens est le grand fait de Cervantes; le bon sens n’est pas une vertu; il est l’œil de l’intérêt; il eût encouragé Thémistocle et déconseillé Aristide; Léonidas n’a pas de bon sens, Régulus n’a pas de bon sens; mais en présence des monarchies égoïstes et féroces entraînant le genre humain dans leurs guerres à elles, décimant les familles, désolant les mères, et poussant les hommes à s’entre-tuer avec tous ces grands mots : honneur militaire, gloire guerrière, obéissance à la consigne, etc., etc., c’est un admirable personnage que le bon sens survenant et criant au genre humain : Songe à ta peau! [14] L'autre,  Shakspeare, c'est le sauvage ivre. Oui, sauvage; c'est l’habitant de la forêt vierge; oui, ivre, c'est le buveur d'idéal. C'est le géant sous les branchages immenses; c'est celui qui tient la grande coupe d'or et qui a dans les yeux la flamme de toute cette lumière qu'il boit. Shakspeare, comme Eschyle, comme Job, comme Isaïe, est un de ces tout puissants  de la pensée et de la poésie, qui ont la profondeur même de la création, et qui, comme la création, traduisent cette profondeur par une profusion  prodigieuse  de formes et d'images, jetant au dehors les ténèbres en fleurs, en feuillages et en sources vives. Shakespeare, comme Eschyle, a la prodigalité de l'insondable. L'insondable, c'est l'inépuisable. Plus la pensée est profonde, plus l'expression est vivante. La couleur sort de la noirceur. La vie de l'abîme est inouïe; le feu central fait le volcan, le volcan fait  la lave, la lave engendre l'oxyde, l'oxyde cherche, rencontre et féconde la racine, la racine crée la fleur; de sorte que la rose vient de la flamme. De même l'image vient de l'idée. Le travail de l'abîme se fait dans le cerveau du génie. L'idée, abstraction dans le poète, est éblouissement et réalité dans le poème. Quelle ombre que le dedans de la terre! quel fourmillement que la surface!  Sans cette ombre vous n’auriez pas ce fourmillement. Cette végétation d’images et de formes a ses racines dans tous les mystères. Ces fleurs prouvent la profondeur.  Dans Shakspeare, les oiseaux chantent, les buissons verdissent, les cœurs aiment, les âmes souffrent, le nuage erre, il fait chaud, il fait froid, la nuit tombe, l’astre se lève, les multitudes parlent, le vaste songe éternel flotte. °La sève et le sang, toutes les formes du fait multiple, les actions et les idées°, l’homme et l’humanité, les vivants et la vie, les ombres et les lumières,les solitudes, les villes, les religions, les diamants, les perles, les fumiers, les charniers, le flux et le reflux des êtres, le pas des allants et venants, tout cela est sur Shakspeare et dans Shakspeare, et, comme de la terre, les morts en sortent. Certains côtés sinistres de ce génie sont hantés par les spectres. Shakspeare est frère de Dante. L’un complète l’autre. Dante est tout le surnaturalisme, Shakspeare est toute la nature; et comme ces deux régions, nature et surnaturalisme, qui nous apparaissent si diverses, sont dans l’absolu la même unité, Dante et Shakspeare, si dissemblables pourtant, se mêlent par les bords et adhèrent par le fond; il y a de l’homme dans Alighieri, et du fantôme dans Shakspeare. La tête de mort passe des mains de Dante dans les mains de Shakspeare; Ugolin la ronge, Hamlet la questionne. Peut-être même dégage-t-elle un sens plus profond et un plus haut enseignement dans le second que dans le premier. Shakspeare la secoue et en fait tomber des étoiles. L’ile de Prospero, la forêt des Ardennes, la bruyère d’Armuyr, la plate-forme d’Elseneur, ne sont pas moins éclairées que les sept cercles de la spirale dantesque par la °sombre réverbération° des hypothèses. °Le que sais-je?° demi chimère, demi vérité, flotte là comme ici. Shakspeare comme Dante laisse entrevoir l’horizon mystérieux de la conjecture. Dans l’un comme dans l’autre est béant le possible, cette fenêtre du rêve ouverte sur le réel. Quant au réel, nous y insistons, Shakspeare en déborde; partout la chair vive; Shakspeare a l’émotion, l’instinct, le cri vrai, l’accent juste toujours, toute la fourmilière humaine avec sa rumeur. Sa poésie, c’est lui, et en même temps, c’est vous. Comme Homère, Shakspeare est élément. Les génies recommençants, c’est le nom qui leur convient, surgissent à toutes les crises décisives de l’humanité; ils résument les phases et complètent les révolutions. Homère marque en civilisation la fin de l’Asie et le commencement de l’Europe; Shakspeare marque la fin du moyen-âge. Cette clôture du moyen âge, Rabelais et Cervantes la font aussi; mais étant uniquement railleurs, ils ne donnent qu’un aspect partiel; ils ne suffisent pas pour faire équilibre à Homère ; l’esprit de Shakspeare est un total. Comme Homère, Shakspeare est un homme cyclique. Ces deux génies, Homère et Shakspeare, ferment les deux premières portes de la barbarie, la porte antique et la porte gothique. La troisième grande crise humaine et la plus grande est la révolution française; c’est la troisième porte de la barbarie, la porte monarchique, qui se ferme en ce moment. Le dix-neuvième siècle l’entend rouler sur ses gonds.

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[III]

 

 

Ceci est l’avenue des  immobiles géants de l’esprit humain.

Je le répète, choisir entre ces hommes, préférer l’un à l’autre, °indiquer du doigt le° premier parmi ces premiers, cela ne se peut. Tous sont à égalité.

Peut-être, à l’extrême rigueur, et encore toutes les réclamations seraient légitimes, pourrait-on désigner comme les plus hautes cimes parmi ces cimes Homère, Eschyle, Job, Isaïe, Dante et Shakspeare.

Et s’il fallait choisir dans cette liste, si l’on était absolument contraint de déclarer sa pente personnelle, son affinité ou sa prédilection, le plus grand peut-être à notre sens, toute latitude laissée d’ailleurs aux autres choix individuels, serait ce prodigieux  Eschyle, espèce de génie hors de tour, digne de marquer un commencement ou une fin dans l’humanité, lequel n’a pas l’air d’être à sa date dans la série, et, comme nous l’avons dit, semble un aîné d’Homère. Si l’on se souvient qu’Eschyle presque entier est submergé par l’ombre, car de telles submersions étaient possibles avant l’invention de l’imprimerie, si l’on se souvient que quatrevingt dix de ses pièces ont disparu, que de cette centaine sublime il ne reste plus que sept drames qui sont aussi sept odes, on demeure stupéfait de ce qu’on voit de ce génie et presque épouvanté de ce qu’on ne voit pas.

Qu’était-ce donc qu’Eschyle? quelles proportions et quelles formes a-t-il dans toute cette ombre? Eschyle a jusqu’aux épaules la cendre des siècles ; il n’a que la tête hors de cet enfouissement formidable, et, comme ce colosse des solitudes, avec sa tête seule, il est aussi grand que tous les dieux voisins debout sur leurs piédestaux.

L’homme passe devant ce naufragé insubmersible. Il en reste assez pour une gloire immense. Ce que les ténèbres ont pris ajoute l’inconnu à cette grandeur. Enseveli et éternel, le front sortant du sépulcre, Eschyle regarde les générations.

Donc, Homère, Job, Eschyle, Isaïe, Lucrèce, Juvénal, Tacite, Paul de Damas, Jean de Pathmos, Dante, Rabelais, Cervantes, Shakspeare.

Ces noms prononcés, respirez. 

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[Livre V]

 

[Les Ames]

 

 

 

[I]

 

 

 La production des âmes, c’est le secret de l’abîme. L’inné, quelle ombre! Qu’est-ce que cette condensation d’inconnu qui se fait dans les ténèbres, et d’où jaillit brusquement cette lumière, un génie? quelle est la loi de ces avènements-là? O amour! Le cœur humain fait son œuvre sur la terre, cela émeut les profondeurs. Deux urnes, les sexes, puisent la vie dans l’infini, et le renversement de l’une dans l’autre produit l’être. Ceci est la loi  pour tous, pour l’animal comme °pour l’homme. Mais l’homme plus qu’homme, d’où vient-il? La suprême intelligence, qui est ici-bas le grand homme, quelle est la force qui l’évoque, l’incorpore et la réduit à la condition humaine? Quelle est la part de la chair et du sang dans ce prodige? Pourquoi° certaines étincelles terrestres vont-elles chercher certaines molécules célestes? où vont-elles? comment s’y prennent-elles? Quel est ce don de l’homme de mettre le feu à l’inconnu? Cette mine, l’infini, cette extraction, un écrivain, quoi de plus formidable! d’où cela sort-il? comment cela se peut-il ? Pourquoi, à un moment donné, celui-ci et non celui-là? Ici, comme partout, la prodigieuse loi des affinités apparaît, et échappe, on entrevoit, mais on ne voit pas. O forgeron du gouffre, où es-tu?  Les qualités les plus diverses, les plus complexes, les plus opposées en apparence, entrent dans la composition des âmes. Les contraires en s’excluent pas; loin de là, ils se complètent. Tel prophète contient un critique ; tel poëte est un philologue. L’inspiration sait son métier. Shakspeare eût fait convenablement un feuilleton de théâtre ; témoin cette page de haute critique qu’il met dans la bouche d’Hamlet. Tel esprit visionnaire est en même temps précis; comme Dante qui fait une rhétorique et une grammaire. Tel esprit exact est en même temps visionnaire; comme Newton qui commente l’Apocalypse. Dante connaît la distinction des trois sortes de mots, parola piana, parola sdrucciola, parola tronca; il sait que la piana donne un trochée, la sdrucciola un dactyle et la tronca un ïambe. Newton est parfaitement sûr que le pape est l’antechrist. Dante combine et calcule; Newton rêve. Nulle loi saisissable dans cette obscurité. Nul système possible. Les adhérences et les cohésions croisent pêle-mêle leurs courants. Par moment on croit surprendre le phénomène de la transmission de l’idée, et il semble qu’on voit distinctement une main prendre le flambeau à celui qui s’en va pour le donner à celui qui arrive. 1642 est une année étrange. Galilée y meurt, Newton y naît. C’est bien. Voilà un fil. Essayez de le nouer, il se casse tout de suite. Voici une disparition : le 23 avril 1616, le même jour, presque à la même minute, Shakspeare et Cervantes meurent. Pourquoi ces deux flammes soufflées au même moment? Aucune logique apparente. Un tourbillon dans la nuit. A chaque instant des énigmes. Pourquoi Commode sort-il de Marc-Aurèle? Ces problèmes obsédaient dans le désert Jérôme, cet homme de l’antre, cet Isaïe du nouveau testament; il interrompait les préoccupations de l’éternité et l’attention au clairon de l’archange pour songer à telle âme de payen qui l’intéressait; il supputait l’âge de Perse, rattachant cette recherche à quelque obscure question de salut possible pour ce poëte aimé du cénobite à cause de sa sévérité, et rien n’est surprenant comme de voir ce solitaire horrible, demi-nu sur sa paille, comme Job, disputer sur cette °question°, frivole en apparence avec Rufin et Théophile d’Alexandrie, Rufin lui faisant remarquer qu’il se trompe dans ses calculs et que, Perse étant né en décembre sous le consulat de Fabius Persicus et de Vitellius et étant mort en novembre sous le consulat de Rubricus Marius et d’Asinius Gallus, ces époques ne correspondent pas rigoureusement avec l’an II de la deux-cent-troisième olympiade et l’an  II de la deux-cent-dixième. Ces calculs, presque hagards, de Jérôme, tout homme pensif les refait. Songer, c’est penser çà et là. Passim. Quelle est cette naissance d’Euripide pendant cette bataille de Salamine où Sophocle, adolescent, prie, et où Eschyle, vieux, combat? Quelle est cette naissance d’Alexandre dans la nuit où est détruit le temple d’Ephèse? quel lien entre ce temple et cet homme? Est-ce l’esprit conquérant et rayonnant de l’Europe qui, détruit sous la forme chef-d’œuvre, reparaît sous la forme héros? Quelle signification ont certaines concordances des mythes représentés par les hommes divins? Quelle est cette analogie d’Hercule et de Jésus qui frappait les Pères de l’église, qui indignait Sorel mais édifiait Duperron, et qui fait d’Alcide une espèce d’ obscur miroir matériel de Christ? N’y a-t-il pas, à un moment donné de la civilisation, communauté d’âme et, à leur insu, communication entre le législateur grec et le législateur hébreu, créant au même moment, sans se connaître et sans que l’un soupçonne l’existence de l’autre, le premier l’aréopage, le second le sanhédrin? Qu’est-ce que ces paternités doubles, paternité du corps, paternité de l’esprit, comme celle de David pour Salomon? Vertiges. Escarpements. Précipices. Qui regarde trop longtemps dans cette horreur sacrée sent l’immensité lui monter à la tête. Qu’est-ce que la sonde vous rapporte, jetée dans ce mystère? Les conjectures tremblent, les doctrines frissonnent, les hypothèses flottent; toute la philosophie humaine vacille à un souffle sombre devant cette ouverture. Qu’est-ce que l’âme dans l’évolution terrestre ? La vaste méditation religieuse s’empare de vous. Tout homme a en lui son Patmos. Il est libre d’aller ou de ne point aller sur cet effrayant promontoire de la pensée d’où l’on aperçoit les ténèbres. S’il n’y va point, il reste dans la vie ordinaire,   dans la conscience ordinaire, dans la vertu ordinaire, dans la foi ordinaire ou dans le doute ordinaire, et c’est bien. Pour le repos intérieur, c’est évidemment le mieux. S’il va sur cette cîme, il est pris. Les puissantes vagues du prodige lui ont apparu. Nul ne voit impunément cet océan là. Désormais il sera le penseur dilaté, agrandi, mais flottant; c’est-à dire le songeur. Une certaine quantité de lui appartient maintenant à l’ombre. L’illimité entre dans sa vie, dans sa conscience, dans sa vertu, dans son devoir, dans sa philosophie. Il devient étrange aux autres hommes, ayant une mesure différente de la leur. Il vit dans la prière diffuse, se rattachant, chose étrange, à une certitude indéterminée qu’il appelle Dieu. Il distingue dans ce crépuscule assez de la vie antérieure et assez de la vie ultérieure pour saisir ces deux bouts de fil sombre et y renouer son âme. Qui a bu boira, qui a songé songera. Il s’obstine à cet abîme attirant, à ce sondage de l’inexploré, à ce désintéressement de la terre et de la vie, à cette entrée dans le défendu, à ce regard sur l’invisible, il y vient, il y retourne, il s’y accoude, il s’y penche, il y fait un pas, puis deux, et c’est ainsi qu’on pénètre dans l’impénétrable, et c’est ainsi qu’on s’en va dans les élargissements sans bornes de la méditation infinie. Qui y descend est Descartes; qui y tombe est Swedenborg. Garder son libre arbitre dans cette dilatation, c’est être grand. °Mais°,  si grand qu’on soit, on ne résout pas les problèmes. On presse l’abîme de questions. Rien de plus. Quant aux réponses, elles sont là, mais mêlées à l’ombre. Les énormes linéaments des vérités semblent parfois apparaître un instant, puis rentrent et se perdent dans l’absolu. De toutes ces questions, celle entre toutes qui nous °obsède° l’intelligence, celle entre toutes qui nous serre le cœur, c’est la question de l’âme. Y a-t-il de grandes âmes? Il semble impossible d’en douter. Pourquoi pas de grandes âmes dans l’humanité, comme de grands arbres dans la forêt, comme de grandes cîmes sur l’horizon? On voit les grandes âmes comme on voit les grandes montagnes. Donc elles sont. Mais ici l’interrogation insiste, d’où viennent-elles? que sont-elles? qui sont-elles? y a-t-il des atômes plus divins que d’autres? Cet atôme par exemple, qui sera doué d’irradiation ici-bas, qui sera Thalès, qui sera Eschyle, qui sera Zénon d’Elée, qui sera Macchabée, qui sera Apollonius de Tyane, qui sera Tertullien, qui sera Marc-Aurèle, celui-ci qui sera Luther, celui-ci qui sera Shakspeare, celui-ci qui sera °Piranèse°, celui-ci qui sera Rembrandt, tous ces atomes, âmes en fonction sublime parmi les hommes, ont-ils vu d’autres mondes et en apportent-ils l’essence sur la terre? Les esprits chefs, les intelligences guides, qui les envoie? qui détermine leur apparition? qui est juge du besoin actuel de l’humanité? qui choisit les âmes? qui fait l’appel des atomes? qui ordonne les départs? qui prémédite les arrivées? L’atôme trait d’union, l’atôme universel, l’atôme lien des mondes, existe-t-il? N’est-ce point là la grande âme? Compléter un univers par l’autre, accroître ici la liberté, là la science, là l’idéal, communiquer aux inférieurs des patrons de la beauté supérieure, apporter le feu central à la planète, mettre en harmonie les divers mondes d’un même système, hâter ceux qui sont en retard, croiser les créations, cette fonction mystérieuse n’existe-t-elle pas? N’est-elle pas remplie à leur insu par de certains prédestinés, qui, momentanément et pendant leur passage humain, s’ignorent en partie eux-mêmes? Tel atôme, moteur divin appelé âme, n’a-t-il pas pour emploi de faire aller et venir un homme solaire parmi les hommes terrestres? Cet homme solaire, ce sera tantôt le savant, tantôt le voyant, tantôt le calculateur, tantôt le thaumaturge, tantôt le navigateur, tantôt l’architecte, tantôt le législateur, tantôt le philosophe, tantôt le prophète, tantôt le héros, tantôt le poëte. La vie de l’humanité autrement dit la civilisation marchera par eux. Le roulement de la civilisation sera leur tâche. Ces attelages d’esprits traîneront le char énorme. L’un dételé, l’autre repartira. Chaque achèvement de siècle sera une étape. Ce qu’un esprit aura ébauché, un autre esprit le terminera, liant le phénomène au phénomène, quelquefois sans se douter de la soudure. A chaque révolution dans les faits correspondra une révolution proportionnée dans les idées ; et réciproquement. L’horizon ne pourra s’élargir à droite sans s’étendre à gauche. Les hommes les plus divers, les plus contraires parfois, adhéreront par des côtés inattendus, et dans ces adhérences éclatera l’impérieuse logique du progrès. Orphée, Bouddha, Confucius, Zoroastre, Pythagore, °Moïse°, Manou, Mahomet, seront les chaînons de la même chaîne. Un Gutemberg découvrant le procédé d’ensemencement de la civilisation et le mode d’ubiquité de la pensée, sera suivi d’un Christophe Colomb découvrant un champ nouveau. Un Christophe Colomb découvrant un monde sera suivi d’un Luther découvrant une liberté. Après Luther, novateur dans la religion, viendra Shakspeare, novateur dans l’art. Un génie finit l’autre. Mais pas dans la même région. L’astronome s’ajoute au philosophe; le législateur est l’exécuteur des volontés du poëte; le libérateur armé prête main forte au libérateur pensant; le poëte corrobore l’homme d’état. Newton est l’appendice de Bacon; Danton dérive de Diderot; Milton confirme Cromwell; Byron appuie Botzaris. L’œuvre est mystérieuse pour ceux mêmes qui la font. Les uns en ont conscience, les autres point. A des distances très grandes, à des intervalles de siècles, les corrélations se manifestent, surprenantes; l’adoucissement des mœurs humaines, commencé par le révélateur religieux, sera mené à fin par le raisonneur philosophique, de telle sorte que Voltaire continue Jésus. Leur œuvre concorde et coïncide. Si cette concordance dépendait d’eux, tous deux y résisteraient peut-être, l’un, l’homme divin, indigné dans son martyre, l’autre, l’homme humain, humilié dans son ironie; mais cela est. Quelqu’un qui est très haut le veut  ainsi.

Oui, méditons sur ces vastes obscurités. La rêverie est un regard qui a cette propriété de tant regarder l’ombre qu’il en fait sortir la clarté.

L’humanité se développant de l’intérieur à l’extérieur, c’est là, à proprement parler, la civilisation. L’intelligence humaine se fait rayonnement, et, de proche en proche, pénètre, conquiert et humanise la matière. Ce travail a des phases, et chacune de ces phases, marquant un âge dans le progrès, est ouverte ou fermée par un de ces êtres qu’on appelle génies. Ces esprits missionnaires, ces légats de Dieu, ne portent-ils pas en eux une sorte de solution partielle de cette question si abstruse du libre arbitre? L’apostolat, étant un acte de volonté, touche d’un côté à la liberté, et de l’autre, étant une mission, touche par la prédestination à la fatalité. Le volontaire nécessaire. Tel est le messie; tel est le génie.

Maintenant revenons, — car toutes les questions qui se rattachent au mystère sont le cercle et l’on n’en peut sortir, — revenons à notre point de départ et à notre interrogation première : qu’est-ce qu’un génie? Ne serait-ce pas une âme cosmique? ne serait-ce pas une âme pénétrée d’un rayon de l’inconnu? Dans quelles profondeurs se préparent ces espèces d’âmes? quels stages font-elles? quels milieux traversent-elles? quelle est la germination qui précède l’éclosion? quel est le mystère de l’avant-naissance? où était cet atôme? Il semble qu’il soit le point d’intersection de toutes les forces. Comment toutes les puissances viennent-elles converger et se nouer en unité indivisible dans cette intelligence souveraine? qui a couvé cet aigle? l’incubation de l’abîme sur le génie, quelle énigme! Ces hautes âmes, momentanément propres à la terre, n’ont-elles pas vu autre chose? est-ce pour cela qu’elles nous arrivent pleines d’intuitions? quelques-unes semblent pleines du songe d’un monde antérieur. Est-ce de là que leur vient cet effarement qu’elles ont parfois ? Moïse avait son buisson ardent, Socrate son démon familier, Mahomet sa colombe, Luther son lutin jouant avec sa plume et auquel il disait : Paix-là! Pascal son précipice ouvert qu’il cachait avec un paravent. Beaucoup de ces âmes majestueuses ont évidemment la préoccupation d’une mission. Elles se comportent par moments comme si elles savaient. Elles paraissent avoir une certitude confuse. Elles l’ont. Elles l’ont pour le mystérieux ensemble. Elles l’ont aussi pour le détail. Jean Huss prédit Luther.– Vous brûlez l’oie (Hus), mais le cygne viendra. Qui envoie ces âmes? qui les suscite? quelle est la loi de leur formation antérieure et supérieure à la vie? qui les approvisionne de force, de patience, de fécondation, de volonté, de colère? à quelle urne de bonté ont-elles puisé la sévérité? dans quelle région des foudres ont-elles recueilli l’amour? Chacune de ces grandes âmes nouvelles venues renouvelle la philosophie, ou l’art, ou la science, ou la poésie, et refait ces mondes à son image. Elles sont comme imprégnées de création. Il se détache d’elles des vérités qui brillent sur les questions où elles tombent. Telle de ces âmes ressemble à un astre qui égoutterait de la lumière. De quelle source prodigieuse sortent-elles donc qu’elles sont toutes différentes? Pas une ne dérive de l’autre, et pourtant elles ont cela de commun que, toutes, elles apportent de l’infini. – Questions insondables et insolubles. Cela n’empêche pas les bons pédants et les capables de se rengorger, et de dire  :– C’est fini. Vous n’aurez plus de ces hommes-là. On ne les égalera pas. Il n’y en a plus. Nous vous le déclarons, la terre a épuisé son contingent de grands esprits. Maintenant décadence et clôture. Il faut en prendre son parti. On n’aura plus de génies. — Ah! vous avez vu le fond de l’insondable, vous!

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II

 

 

Non, tu n’es pas fini. Tu n’as pas devant toi la borne, la limite, le terme, la frontière. Tu n’as pas à ton extrémité, comme l’été, l’hiver, comme l’oiseau la lassitude, comme le torrent le précipice, comme l’océan la falaise, comme l’homme le sépulcre. Tu n’as point d’extrémité. Le « Tu n’iras pas plus loin » c’est toi qui le dis, et on ne te le dit pas. Non, tu ne dévides pas un écheveau qui diminue et dont le fil casse. Non, tu ne restes pas court. Non, ta quantité ne baisse pas, non, ton épaisseur ne s’amincit pas, non,  il n’est pas vrai qu’on commence à apercevoir dans ta toute-puissance cette transparence qui annonce la fin et à entrevoir derrière toi autre chose que toi. Autre chose! et quoi donc? l’obstacle. L’obstacle à qui? l’obstacle à la création! l’obstacle à l’infini. l’obstacle au nécessaire! ô rêve!

Quand tu entends les hommes dire : « Voici jusqu’où va Dieu. Ne lui demandez pas davantage. Il part d’ici, et s’arrête là. Dans Homère, dans Aristote, dans Newton, il vous a donné ce qu’il avait. Laissez-le tranquille maintenant. Dieu ne recommence pas. Il a pu faire cela une fois, il ne le peut deux fois. Il s’est dépensé tout entier dans cet homme-ci; il ne reste plus assez de Dieu pour faire un homme pareil. » Quand tu les entends dire ces choses, si tu étais homme comme eux, tu sourirais dans ta profondeur terrible; mais tu n’es pas dans une profondeur terrible, et étant la bonté, tu n’as pas de sourire. Le sourire est une ride fugitive ignorée de l’absolu.

Toi, atteint de refroidissement ! toi, cesser, toi, t’interrompre, toi, dire : Halte! Jamais. Toi, tu serais forcé de reprendre ta respiration après avoir créé un homme! Non, quel que soit cet homme, tu es Dieu. Si cette pâle multitude de vivants, en présence de l’inconnu, a à s’étonner et à s’effrayer de quelque chose, ce n’est pas de voir tarir la sève universelle, c’est , ô Dieu, du déchaînement éternel des prodiges. Jour et nuit les phénomènes en tumulte surgissent pêle-mêle autour de nous de toutes parts, et, ce qui n’est pas la moindre merveille, sans troubler la majestueuse tranquillité de l’Être. Ce tumulte, °c’est° l’harmonie.

Les énormes ondes concentriques de la vie universelle sont sans bords. Ce ciel étoilé que nous étudions n’est qu’une apparition partielle. Nous ne saisissons du réseau de l’être que quelques mailles. Le phénomène une + + + complication innombrable qui ne se laisse entrevoir, au-delà de nos sens, qu’à la contemplation et à l’extase, qui donne le vertige à l’esprit, et qui est tellement incompréhensible que le penseur qui va jusque là n’est plus pour les autres hommes qu’un visionnaire. L’enchevêtrement nécessaire du perceptible et du non perceptible frappe de stupeur le philosophe. Cette plénitude est voulue par ta toute-puissance qui ne permet pas de lacune. La pénétration des univers dans les univers fait partie de ton infinitude. Ici nous étendons le mot univers à un ordre de faits qu’aucune astronomie n’atteint. Dans le cosmos que la vision parcourt et qui échappe à nos organes, les sphères entrent dans les sphères sans se déformer, la densité des créations étant différente; de telle sorte que, selon toute apparence, à notre monde est inexprimablement amalgamé un autre monde, invisible pour nous invisibles pour lui.

Et toi, centre et lieu des choses, toi, l’être, tu tarirais! Les sérénités absolues pourraient à de certains moments être inquiètes du manque de moyens de l’infini! Les lumières dont une humanité a besoin, il viendrait une heure où tu ne pourrais plus les lui fournir! Mécaniquement infatigable, tu pourrais être à bout de forces dans l’ordre intellectuel et moral! On pourrait dire : Dieu est éteint de ce côté-là! Non! non! non! ô Père!

Phidias fait ne t’empêche pas de faire Michel-Ange. Michel-Ange créé, il te reste de quoi produire Rembrandt. Un Dante ne te fatigue pas. Tu n’es pas plus épuisé par un Homère que par un soleil. Les astres à côté des astres,le perpétuel renouvellement des météores, les mondes par dessus les mondes, le passage prodigieux de ces étoiles incendiées qu’on appelle comètes, Orphée, puis Moïse, puis Isaïe, puis Eschyle, puis Lucrèce, puis Juvénal, puis Cervantes et Rabelais, puis Shakspeare, ceux qui sont venus et ceux qui viendront, cela ne te gêne pas. Pêle-mêle de constellations. Il y a de la place dans ton immensité.

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[Deuxième partie]

 

[Livre I]

 

[Shakespeare – Son oeuvre / Shakespeare - Son génie]

 

 

 

[I]

 

 

 

« Shakspeare n’a ni le talent tragique ni le talent comique. Sa tragédie est artificielle et sa comédie n’est qu’instinctive. Sa tragédie est le produit de l’industrie et sa comédie le produit de l’instinct. » Qui dit cela ? Johnson. Après que Johnson lui a contesté le drame, Green lui conteste l’originalité. Shakspeare est « un plagiaire »; Shakspeare est « un copiste »; Shakspeare « n’a rien inventé »; c’est « un corbeau paré des plumes d’autrui »; il pille Boccace, Bandello, Hollingsed, Belleforest, Benoist de St Maur; Shakspeare pille Thomas Greene; Shakspeare pille Dekk et Chettle. Hamlet n’est pas de lui; Othello n’est pas de lui; Timon d’Athènes n’est pas de lui; rien n’est de lui. Pour Green, Shakspeare n’est pas seulement « un enfleur de vers blancs », un « secoue-scènes », (Shake-Scene), un Johannes factotum (allusion au métier de call-boy et de figurant), Shakspeare est une bête féroce. Corbeau ne suffit plus, il est tigre. Voici le texte : Tyger’s heart wrapt in a player’s hyde. (Cœur de tigre caché sous la peau d’un comédien.) Thomas Rhymer juge Othello : « La morale de cette fable est assurément fort instructive. Elle est pour les bonnes ménagères un avertissement de bien veiller à leur linge. » Puis le même Rhymer veut bien cesser de rire et prendre Shakspeare au sérieux : « … Quelle impression édifiante et utile un auditoire peut-il emporter d’une telle poésie? A quoi cette poésie peut-elle servir, sinon à égarer notre bon sens, à jeter le désordre dans nos pensées, à troubler notre cerveau, à pervertir nos instincts, à fêler nos imaginations, à corrompre notre goût, et à nous remplir la tête de vanité, de confusion, de tintamarre et de galimatias? » Ceci s’imprimait quatrevingts ans après la mort de Shakspeare, en 1693. Tous les critiques et tous les connaisseurs étaient d’accord. Pas un reproche n’était épargné à Shakspeare.  — Concettis, jeux de mots, calembours. — Invraisemblance, extravagance, absurdité. — Obscénité. — Enflure, emphase, exagération. —Pathos. — Recherche des idées, affectation de style. — Abus du contraste et de la métaphore.— Subtilité. — Ecrire pour le peuple. — Sacrifier à la canaille. — Se plaire dans l’horrible. — Dépasser le but. — Avoir trop d’esprit. — N’avoir pas d’esprit. — Faire « trop grand ». — « Faire grand ». — « Ce Shakspeare est un esprit grossier et barbare, » dit lord Shaftesbury. Dryden ajoute : Shakspeare est inintelligible. Un critique allemand de 1680, Bentheim, se sent désarmé, parce que, dit-il, Shakspeare est une tête pleine de drôlerie. Ben Jonson, le protégé de Shakspeare, raconte lui-même ceci (IX, 175. édition Gifford) : « Je me rappelle que les comédiens mentionnaient à l’honneur de Shakspeare que dans ses écrits, il ne raturait jamais une ligne. Je répondis : Plût à Dieu qu’il en eût raturé mille ! » Rhymer reprend: « Othello est une farce sanglante et sans sel. » Johnson ajoute : « Jules César, tragédie froide et peu faite pour émouvoir. » Quant aux sorcières de Macbeth, « rien n’égale, dit un critique du seizième siècle répété par un critique du dix-neuvième, le ridicule d’un pareil spectacle ». Samuel Foote, l’auteur du Jeune Hypocrite, fait cette déclaration : « Le comique de Shakspeare est trop gros et ne fait pas rire. C’est de la bouffonnerie sans esprit. » Enfin, Pope, en 1725, trouve la raison pour laquelle Shakspeare a fait ses drames, et s’écrie : Il faut bien manger !

Marmontel vient voir Voltaire à Ferney. Voltaire était au lit, il tenait le livre à la main, tout à coup il se dresse, jette le livre, allonge ses jambes maigres hors du lit et crie à Marmontel : — Votre Shakspeare est un °huron°. — Ce n’est pas mon Shakspeare du tout, répond Marmontel.

Shakspeare était pour Voltaire une cible. C’était Voltaire qui en France avait commencé le feu contre °ce° barbare. Il le surnommait le Saint Christophe des Tragiques. Il disait à madame de Graffigny : Shakspeare pour rire. L’attitude de Fréron vis à vis de Voltaire a devant la postérité pour circonstance atténuante l’attitude de Voltaire vis à vis de Shakspeare. Du moment où Voltaire bafoue Shakspeare, les Anglais d’esprit, tels que mylord Maréchal, raillent à la suite. Johnson confesse l’ignorance et la vulgarité de Shakspeare. Frédéric II s’en mêle. Il écrit à Voltaire à propos de Jules César : « Vous avez bien fait de refaire selon les principes la pièce informe de cet anglais » Cependant Shakspeare était laborieusement défendu. Voilà où en est Shakspeare en France au dix-huitième siècle. Voltaire l’insulte. Laharpe le protège : « Shakspeare lui-même, tout grossier qu’il était, n’était pas sans lecture et sans connaissance.  (LAhARPE. Introduction au cours de Littérature.)

En 1804, l’auteur d’une de ces Biographies universelles idiotes que les gouvernements, sachant ce qu’ils font, patronnent et subventionnent volontiers, un nommé Delandine, sent le besoin de prendre une balance et de juger Shakspeare, et après avoir dit  que « Shakespear, qui se prononce Chekspir, » avait, dans sa jeunesse « dérobé les bêtes fauves d’un seigneur » il ajoute : « La nature avait rassemblé dans la tête de ce poëte ce qu’on peut imaginer de plus grand, avec ce que la grossièreté sans esprit peut avoir de plus bas. » Dernièrement, nous lisions cette chose écrite il y a peu de temps par un cuistre considérable qui est vivant : « Les auteurs secondaires et les poëtes inférieurs, tels que Shakspeare, etc. »

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[II]

 

 

 

Qui dit poëte dit en même temps et nécessairement historien et philosophe. Hérodote et Platon sont inclus dans Homère. Shakspeare, lui aussi, est cet homme triple. Il est en outre le peintre, et quel peintre! le peintre colossal. Le poëte en effet fait plus que raconter ; il montre. Les poëtes ont en eux un réflecteur, l’observation, et un condensateur, l’émotion; de là ces grands spectres lumineux qui sortent de leur cerveau, et qui s’en vont flamboyer à jamais sur la ténébreuse muraille humaine.

Ils vivent, et d’une vie supérieure qui les fait plus que réels.  Vivre autant qu’Achille, ce serait l’ambition d’Alexandre. Shakspeare a la tragédie, la comédie, la féerie, la farce, le vaste rire divin, et pour tout dire en un mot, le drame. Il est de l’Olympe et du théâtre de la foire. Aucune possibilité ne lui manque.

Quand il vous tient, vous êtes pris. N’attendez de lui aucune miséricorde. Il a la cruauté pathétique. Il tue l’enfant après vous avoir montré la mère ;  il trempe dans le sang du fils le mouchoir dont il essuie les yeux du père ; il fait étouffer l’élégie par le drame. Nulle fatigue. Ce génie est profond et sombre. Il a sa loi et la suit. Shakspeare est comme Eschyle et Dante un des grands fleuves d’émotion humaine penchant au fond de leur antre l’urne des larmes. Il ne se limite que par son but, il ne considère que la pensée à accomplir,  il ne reconnaît pas d’autre souveraineté et pas d’autre nécessité que l’idée; car, l’art émanant de l’infini, dans l’art comme dans l’infini, le but justifie les moyens. C’est là, soit dit en passant, une de ces déviations à la loi ordinaire qui font rêver et réfléchir la haute critique et lui révèlent le côté mystérieux de l’art ; dans l’art surtout est visible le quid divinum ; le poëte se meut dans son œuvre comme la providence dans la sienne; il émeut, consterne, frappe, puis relève ou abat, souvent à l’inverse de votre attente, vous creusant l’âme par la surprise. Maintenant méditez. L’art a, comme l’infini, un Parceque supérieur à tous vos Pourquoi. Demandez à Job pourquoi il racle le pus de son ulcère avec un tesson, et à Dante pourquoi il coud avec un fil de fer les paupières des âmes du purgatoire, faisant couler de ces coutures on ne sait quels pleurs horribles.  Job continue de nettoyer sa plaie avec son tesson et d’essuyer son tesson à son fumier, et Dante passe son chemin. De même Shakspeare. Ses horreurs souveraines règnent et s’imposent. Il y mêle, quand bon lui semble, la grâce, cette grâce auguste des forts, aussi supérieure  à la grâce faible , à la grâce d’Ovide ou de Tibulle, que la Vénus de Milo à la Vénus de Médicis. Le deuil, le grand deuil du drame, qui n’est pas autre chose que le milieu humain apporté dans l’art, enveloppe cette grâce et cette horreur. Hamlet, le doute, est au centre de son œuvre, et aux deux extrémités, l’amour; Roméo et Othello, l’amour de l’aube et l’amour de la nuit. Hamlet, toute l’âme ; Roméo et Othello, tout le cœur. Il y a de la lumière dans les plis du linceul de Juliette; mais rien que de l’ombre dans le suaire d’Ophélia dédaignée et de Desdemona soupçonnée. Ces deux innocences auxquelles le destin a manqué de parole ne peuvent être consolées. Desdemona chante la chanson du saule sous lequel l’eau entraîne Ophélia. Elles sont sœurs sans se connaître, et se touchent par l’âme, quoique chacune ait son drame à part. Dans le mystérieux chant de la calomniée qui va mourir flotte la noyée échevelée, entrevue. Shaspeare dans la philosophie va parfois plus avant qu’Homère. Au delà de Priam il y a Lear; pleurer l’ingratitude est pire que pleurer la mort. Homère rencontre l’envieux et le frappe du sceptre, Shakspeare  met à l’envieux une couronne sur la tête et de Thersite il fait Richard III; l’envie est d’autant plus mise à nu qu’elle est vêtue de pourpre; sa raison d’être est alors visiblement toute en elle-même; le trône envieux, quoi de plus saisissant! La difformité en haut ne suffit pas à ce philosophe; il lui faut aussi la difformité valet, et il crée Falstaff. La dynastie du bon sens, inaugurée dans Panurge, continuée dans Sancho Pança, tourne à mal et avorte dans Falstaff. L’écueil de cette sagesse-là en effet, c’est la bassesse. Sancho Pança, adhérent à l’âne, fait corps avec l’ignorance; Falstaff, glouton, poltron, féroce, immonde, face et panse humaine terminée en brute, marche sur les quatre pattes de la turpitude; Falstaff est le centaure du porc. Shakspeare est, avant tout, une imagination. Or, c’est là une vérité que les penseurs savent, l’imagination est profondeur. Aucune faculté de l’esprit ne s’enfonce et ne creuse plus que l’imagination; c’est la grande plongeuse. La science, arrivée aux derniers abîmes, la rencontre. Dans les sections coniques, dans les logarithmes, dans le calcul différentiel et intégral, dans le calcul des probabilités, dans le calcul infinitésimal, dans l’application de l’algèbre à la géométrie, l’imagination est le coefficient du calcul, et les mathématiques stupéfaites deviennent poésie. Le poëte est l'imagination parce qu'il est la philosophie. D'où vient + + + + qui jaillit de Shakspeare? Et de quelle façon? A la façon de la + + + + toutes les formes. La comédie éclate dans les larmes, le sanglot naît du rire, les figures se mêlent et se heurtent, des formes massives, presque des bêtes, passent lourdement, des larves, femmes peut-être, peut-être fumée, flottent ; les âmes, libellules de l’ombre, mouches crépusculaires, frissonnent dans tous ces roseaux noirs que nous appelons passions et événements. A un pôle lady Macbeth, à l’autre Titania. Une pensée colossale et un caprice immense. La Tempête, Troylus et Cressida, les Gentilshommes de Vérone, les Commères de Windsor, le Songe d’été, le Songe d’hiver. La fantaisie, l’arabesque. L’arabesque dans l’art est le même phénomène que la végétation dans la nature. L’arabesque est incommensurable; il a une puissance inouïe d’extension et d’agrandissement; il emplit des horizons, et il en ouvre d’autres; il intercepte les fonds lumineux par d’innombrables entrecroisements, et si vous mêlez à ce branchage la figure humaine, l’ensemble est vertigineux; c’est un saisissement. On distingue à claire-voie derrière l’arabesque toute la philosophie; la végétation vit, l’homme se panthéise, il se fait dans le fini une combinaison d’infini, et devant cette œuvre où il y a de l’impossible et du vrai, l’âme humaine frissonne d’une émotion obscure et suprême. Du reste, il ne faut laisser envahir ni l’édifice par la végétation ni le drame par l’arabesque. Un des caractères du génie, c’est le rapprochement des facultés les plus lointaines. Dessiner un °astragale° comme l’Arioste, puis creuser les âmes comme Pascal, c’est cela qui est le poëte. Le for intérieur de l’homme appartient à Shakspeare; il vous en fait à tout moment la surprise ; il tire de la conscience tout l’imprévu qu’elle contient. Peu de poëtes le dépassent dans cette recherche profonde. Plusieurs des cas les plus étranges sont indiquées par lui. Ce qu’on ne s’avoue pas, la chose obscure qu’on commence par craindre et qu’on finit par désirer, voilà le point de jonction et le lieu de rencontre du cœur des vierges et du cœur des meurtriers, de l’âme de Juliette et de l’âme de Macbeth; l’innocente a peur et appétit de l’amour comme le scélérat de l’ambition; périlleux baisers donnés à la dérobée au fantôme, ici radieux, là farouche. A toutes ces profusions, analyse, synthèse, création en chair et en os, rêverie, fantaisie, métaphysique, ajoutez l’histoire, ici l’histoire de l’historien, là l’histoire du conte; des spécimens de tout ; du traître, depuis Macbeth, l’assassin du roi, jusqu’à Coriolan, l’assassin de la patrie; du despote, depuis le tyran cerveau, César, jusqu’au tyran ventre, Henri VIII; du carnassier, depuis le lion jusqu’à l’usurier. On peut dire à Shylock : Bien mordu, juif! Et au fond de ce drame prodigieux, sur la bruyère déserte, au crépuscule, pour promettre aux meurtriers des couronnes, se dressent trois silhouettes noires où Hésiode peut-être, à travers les siècles, reconnaît les Parques. Une force démesurée, un charme exquis, la beauté, l'amour, la férocité épique, la pitié, la faculté créatrice, la gaieté, cette grande  gaieté inintelligible aux entendements étroits, le sarcasme, le puissant coup de fouet aux méchants, la grandeur sidérale, la ténuité microscopique, une poésie illimitée qui a un zénith et un nadir, l’ensemble vaste, le détail profond ; rien ne manque à cet esprit. On sent, en ouvrant l’œuvre de cet homme, le vent énorme qui viendrait de l’ouverture d’un monde. Le rayonnement du génie dans tous les sens, c’est là Shakspeare. Totus in antithesi, dit Jonathan Forbes.

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[III]

 

 

Un des caractères qui distinguent les génies des esprits ordinaires, c’est que les génies ont la réflexion double, de même que le diamant diffère du cristal et du verre en ce qu’elle a la double réfraction.

Génie et diamant, double réflexion, double réfraction ; même phénomène dans l’ordre moral et dans l’ordre physique.

Ce phénomène de la réflexion double élève à la plus haute puissance chez les génies ce que les rhétoriques appellent l’antithèse, c’est-à-dire la faculté souveraine de voir les deux côtés des choses.

Je n’aime pas Ovide, ce proscrit lâche, ce lécheur de mains sanglantes, ce chien couchant de l’exil, ce flatteur lointain et dédaigné du tyran, et je hais le bel esprit dont Ovide est plein; mais je ne confonds pas ce bel esprit avec la puissante antithèse de Shakspeare.

Les esprits complets ayant tout, Shakspeare contient Gongora de même que Michel-Ange contient le Bernin, et il y a là-dessus des rédactions toutes faites : Michel-Ange est maniéré, Shakspeare est antithétique. Ce sont là les formules de l’école, mais c’est la grande question du contraste dans l’art vue par le petit côté.

Totus in antithesi. Shaspeare est tout dans l’antithèse. Certes, il est peu juste de voir un homme tout entier, et un tel homme ! dans une de ses qualités. Mais, cette réserve faite, disons que ce mot, totus in antithesi, qui a la prétention d’être une critique, pourrait être simplement une constatation. Shakspeare, en effet, a mérité, ainsi que tous les autres grands antithétiques cet éloge d’être semblable à la création, bien et mal, joie et deuil, homme et femme, clarté et obscurité,  aigle et vautour, éclair et rayon, abeille et frelon, montagne et vallée, amour et haine, ouragan et sifflet, don et envie, écume et bave, astre et porc, haut et bas. L’antithèse shakspearienne, c’est l’antithèse de la création elle-même ;  toujours et partout; c’est l’ubiquité du contraste ; la vie et la mort, le froid et le chaud, le juste et l’injuste, l’ange et le démon, le ciel et la terre, la fleur et la foudre, la mélodie et l’harmonie, l’esprit et la chair, le moi et le non-moi, l’objectif et le subjectif, le prodige et le miracle, le type et le monstre, l’âme et l’ombre. C’est cette antinomie éternelle, ce perpétuel antagonisme,  cette opposition irréductible, cet immense contraste  en permanence, dont Rembrandt fait son clair-obscur et dont Piranèse compose son vertige.

Avant d’ôter de l’art cette antithèse, commencez par l’ôter de la nature.

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[IV]

 

 

— « Il est réservé et discret. C'est un de ces hommes auxquels on peut se fier. Vous êtes tranquille avec lui; il n’abuse jamais de rien. Il a, par dessus tout, une qualité bien rare, il est sobre. »—

Qu’est ceci? une recommandation pour un domestique? Non. C’est un éloge pour un écrivain. Une certaine critique, qui se prétend « sérieuse », a arboré de nos jours ce programme de poésie : sobriété. Il semble que le génie soit un goinfre et que toute la question soit de préserver la littérature des indigestions. Autrefois on disait : fécondité et puissance; aujourd’hui l’on dit : tisane. Vous voici, poétes,  dans le merveilleux jardin des muses où s’épanouissent en tumulte et en foule à toutes les branches ces éblouissantes éclosions de l’esprit que les Grecs appelaient Tropes, partout l’image idée, partout la pensée fleur, partout les fruits, les figures, les pommes d’or, les parfums, les couleurs, les strophes, les merveilles, ne touchez à rien, soyez discret. C’est à ne rien cueillir là que se reconnaît le poëte. Soyez de la société de tempérance. Un bon livre de critique est un traité sur les dangers de la boisson. Voulez-vous faire l’Iliade, mettez-vous à la diète. Ah! tu as beau écarquiller les yeux, vieux Rabelais!

 Désormais le rosier sera tenu de compter ses roses.  La prairie sera invitée à moins de paquerettes. Prière au printemps de se modérer. Les nids tombent dans l’excès. Dites donc, bocages, pas tant de rossignols, s’il vous plaît. La voie lactée voudra bien numéroter ses étoiles. Il y en a beaucoup.

Un vrai et fort critique de l’école sobre, c’est ce portier d’un jardin qui, à cette question : avez-vous des rossignols dans vos arbres? répondait : Ah! ne m’en parlez pas, pendant tout le mois de mai ces vilaines bêtes ne font que gueuler.

Dernièrement nous lisions ce certificat donné à un écrivain de talent par un autre écrivain d'un talent plus grand: « Son style a ce grand mérite de ne pas contenir de comparaisons. » Ceci nous rappelle qu’un fort  professeur de la Restauration, indigné des comparaisons et des figures qui abondent dans les prophètes, écrasait Isaïe, Moïse et Ezéchiel sous ce mot profond : Toute la Bible est dans comme. Un autre, °plus professeur encore°, faisait ce mot, resté célèbre à l’école normale : Je rejette Juvénal au fumier romantique. Quel était le crime de Juvénal? Le même que le crime d’Isaïe. Exprimer l’idée par l’image. En reviendrions-nous peu à peu, dans les régions doctes, à la métonymie terme de chimie, et à l’opinion de Pradon sur la métaphore?

On dirait, aux réclamations et clameurs d’une certaine école doctrinaire, que c’est elle qui est chargée de fournir à ses frais à toute la consommation d’images et de figures que peuvent faire les poëtes, et qu’elle se sent ruinée par des gaspilleurs, comme Pindare, Aristophane, Ezéchiel, Plaute et Cervantes. Aussi quel éloge d’un écrivain : il est tempéré ! 

Sur tous ces points, la critique sacristaine fraternise avec la critique doctrinaire. De prude à dévote il n’y a que la main. 

De l’effort combiné des deux critiques gardiennes de la tranquillité publique, il résulte tout un mandarinat  de poëtes rangés, bien élevés, qui sont sages, dont le style est toujours rentré de bonne heure, qui ne font pas d’orgie avec toutes ces folles, les idées, qu’on ne rencontre jamais au coin d’un bois, solus cum solâ, avec l’inspiration, cette bohémienne, qui sont incapables d’avoir des relations avec l’imagination, vagabonde dangereuse, ni avec la bacchante Poésie, ni avec la lorette Fantaisie, qui de leur vie n’ont donné un baiser à cette va-nus-pieds, la muse, qui ne découchent pas, et dont leur portier, Nicolas Boileau, est content. Si Polymnie passe, les cheveux un peu flottants, vite, ils appellent un coiffeur. M. de Laharpe accourt. Ces deux critiques sœurs la doctrinaire et la sacristaine, font des éducations. On dresse les jeunes écrivains. On prend en sevrage.

De là une école, une doctrine, une consigne, une littérature, un art. A droite, alignement. Il s’agit de sauver la société dans la littérature comme dans la politique. Chacun sait que la poésie est une chose frivole, insignifiante, puérilement occupée de chercher des rimes, stérile, vaine; par conséquent rien n’est plus redoutable. Qu’est-ce qu’un poëte? S’il s’agit de l’honorer, rien. S’il s’agit de le persécuter, tout.

Le bon goût est une précaution prise par le bon ordre. Les écrivains sobres sont le pendant des électeurs sages. L’inspiration est suspecte de liberté; la poësie est un peu extra-légale. Il y a donc un art officiel, fils de la critique officielle.

Toute une rhétorique spéciale découle de ces prémisses. La nature n’a dans cet art-là qu’une entrée restreinte. Elle passe par la petite porte. Elle est entachée de démagogie. Les éléments sont  supprimés comme de mauvaise compagnie et faisant trop de tapage. L’autre jour, à l’école des beaux-arts, un élève peintre ayant fait soulever par le vent dans une tempête les plis d’un manteau, un professeur académicien , choqué de ce soulèvement, a dit : Il n’y a pas de vent dans le style.

Au surplus °la réaction ne désespère point.° Nous sommes en bonne voie. On commence à entrer un peu à l’académie sur billet de confession.

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[V]

 

 

Si jamais un homme, entr’autres, a peu mérité la bonne note : il est sobre, c’est, à coup sûr, William Shakspeare. Shakspeare est un des plus mauvais sujets que l’esthétique « sérieuse » ait jamais eu à régenter.

Shakspeare, c’est la vie, la force, l’exubérance, la mamelle gonflée, la coupe écumante, la cuve à plein bord, la sève par excès, la lave en torrent, les germes en tourbillons, l’immense pluie de vie, tout par milliers, tout par millions, nulle épargne, nulle économie, la prodigalité insensée et tranquille du créateur. A ceux qui tâtent le fond  de leur poche, l’inépuisable semble en démence. A-t-il bientôt fini? jamais. Shakspeare est le semeur d’éblouissements. A chaque mot l’image, à chaque mot l’antithèse, à chaque mot le jour et la nuit. 

Shakspeare, c’est la nature. Subtil, fin, microscopique comme elle; immense. Pas discret, pas réservé, pas °avare°. °Simplement magnifique° Entendons–nous pourtant sur ce mot simple.

La sobriété en poésie est pauvreté; la simplicité est grandeur. Donner à chaque chose la quantité d’espace qui lui convient, ni plus, ni moins, c’est là la simplicité. Simplicité c’est justice. Toute la loi du goût est là. A la seule condition qu’un certain équilibre latent soit maintenu et qu’une certaine proportion mystérieuse soit conservée, la plus prodigieuse complication, soit dans le style, soit dans l’ensemble, peut être simplicité. Ce sont les arcanes du grand art. La haute critique seule, qui a son point de départ dans l’enthousiasme, pénètre et comprend ces lois savantes. La magnificence, la profusion, l’irradiation aveuglante, peuvent être de la simplicité. Le soleil est simple.

Cette simplicité-là, on le voit, ne ressemble point à la simplicité recommandée par Le Batteux, l’abbé Trublet et le père Bouhours.

Quelle que soit l’abondance, quel que soit l’enchevêtrement, même brouillé, mêlé et inextricable, tout ce qui est vrai est simple. Une racine est simple.

Cette simplicité, qui est profonde, est la seule que l’art connaisse.

La simplicité, étant vraie, est naïve. La naïveté est le visage de la vérité. Shakspeare est simple de la grande simplicité. Il en est bête. Il ignore la petite.

La simplicité qui est impuissance, la simplicité qui est maigreur, la simplicité qui est courte haleine, est un cas pathologique. Elle n’a rien à voir avec la poésie. Un billet d’hôpital lui convient mieux que la chevauchée sur l’hippogriffe.

Je conviens que la bosse de Thersite est simple, mais les pectoraux d’Hercule sont simples aussi. Je préfère celte simplicité-ci à l’autre.

La simplicité, propre à la poésie, peut être touffue, comme le chêne. Est-ce que par hasard le chêne vous ferait l’effet d’un raffiné? Ses antithèses innombrables, tronc gigantesque et petites feuilles, écorce rude et mousses de velours, couronnes pour les héros et fruits pour les pourceaux, seraient-elles des marques de corruption, de subtilité et de mauvais goût? le chêne aurait-il trop d’esprit? le chêne serait-il atteint de gongorisme? le chêne serait-il de la décadence? toute la simplicité, sancta simplicitas, se condenserait-elle dans le chou? Expliquez-vous, académies.

Raffinement, excès d’esprit, afféterie, gongorisme, c’est tout cela qu’on a jeté à la tête de Shakspeare. On déclare que ce sont les défauts de la petitesse, et l’on se hâte de les reprocher au colosse. Mais aussi ce Shakspeare ne respecte rien, il va devant lui, il essouffle qui veut le suivre; il est vaillant, hardi, entreprenant, militant, direct. Son écritoire fume comme un cratère. Il est toujours en travail, en fonction, en verve, en train, en marche. Il a la plume au poing, la flamme au front, le diable au corps. L’étalon abuse; il y a des passants mulets à qui c’est désagréable. Qui est fécond, est agressif. Un écrivain comme Isaïe, comme Rabelais, comme Shakspeare, est, en vérité, exorbitant. Que diable! on doit faire un peu attention aux autres, un seul n’a pas droit à tout, le génie toujours, l’inspiration partout, autant de métaphores que la prairie, autant d’antithèses que le chêne, autant de contrastes et de profondeurs que la nature, sans cesse la production, l’éclosion, l’hymen, l’enfantement, l’ensemble vaste, le détail exquis et puissant, la communication vivante, la plénitude, la fécondation, c’est trop; cela viole le droit des neutres.

Voilà deux siècles tout à l’heure que ce poëte en plein travail et en pleine effervescence, est regardé par les critiques sobres avec cet air mécontent que de certains spectateurs privés doivent avoir dans le sérail.

Shakspeare n’a point de réserve, de retenue, de frontière, de lacune. Ce qui lui manque, c’est le manque. Nulle caisse d’épargne. °Il ne fait pas carême.° Il déborde, comme la végétation, comme la germination, comme la lumière, comme la flamme. Ce qui ne l’empêche pas de s’occuper de vous, spectateur ou lecteur, de vous faire de la morale, de vous donner des conseils, et d’être votre ami, comme le premier bonhomme Lafontaine venu, et de vous rendre de petits services. Vous pouvez vous chauffer les mains à son incendie.

Othello, Hamlet,  Roméo, Iago, Fallstaff,  Macbeth, Shylock, Richard III, Jules César, Lear, Oberon, Puck, Cordelia, Ophelia, Desdemona, Juliette, Titania, les hommes, les femmes, les sorcières, les fées, les âmes, prenez, Shakspeare est tout grand ouvert. Voici Ariel, Caliban,  Prospero, la reine Mab, en voulez-vous encore? Voici Jessica, Brabantio, Polonius, Horatio, Mercutio, Pandarus de Troie, Bottom, Thésée. Ecce Deus, c’est le poëte. Il s’offre, qui veut de moi? il se donne, il se répand, il se dépense ; il ne s’épuise pas. Pourquoi? Il ne peut. Il y a en lui du sans fond. Il se remplit et se vide, puis recommence. C’est le panier percé du génie.

Comme Eschyle, comme Aristophane, comme Lucrèce, comme Juvénal, comme Rabelais,  comme tous les grands esprits en pleine orgie d’omnipotence, Shakspeare se verse toute la nature, la boit, et vous la fait boire. Voltaire lui a reproché son ivrognerie, et a bien fait. Pourquoi aussi, nous le répétons, Pourquoi ce Shakspeare a-t-il un tel tempérament? Il ne s’arrête pas, il ne se fatigue pas, il est sans pitié pour les pauvres petits estomacs qui sont candidats à l’académie. Cette gastrite, qu’on appelle « le bon goût », il ne l’a pas. Il est puissant. Qu’est-ce que cette vaste chanson immodérée qu’il chante dans les siècles, chanson de guerre, chanson à boire, chanson d’amour, qui va de Hamlet à Fallstaff et de Cordelia à lady Macbeth, nâvrante parfois comme un sanglot, grande comme l’Iliade!

Sa poésie a le parfum âcre du miel fait en vagabondage par l’abeille sans ruche. Tantôt le vers, tantôt la prose ; toutes les formes, n’étant que des vases quelconques pour l’idée, lui conviennent. L’anglais, langue peu faite, tantôt lui sert, tantôt lui nuit, mais partout la profonde âme perce et transparaît. Son drame marche avec une sorte de rhythme éperdu; il est si vaste qu’il chancelle; il a et donne le vertige; mais rien n’est solide comme cette grandeur émue. Shakspeare, frissonnant, a en lui les vents, les esprits, les philtres, les vibrations, les balancements des souffles qui passent, l’obscure pénétration des effluves, la grande sève inconnue. De là son trouble, au fond duquel est le calme. Une certaine majesté d’esprit ressemble à la solitude et se complique d’étonnement. Shakspeare, comme tous les grands poëtes et comme toutes les grandes choses, est plein d’un rêve. Sa propre végétation l’effare; sa propre tempête l’épouvante. On dirait par moments que Shakspeare fait peur à Shakspeare. Il a l’horreur de sa profondeur. Ceci est le propre des suprêmes génies. C’est son étendue même qui le secoue et qui lui communique on ne sait quelles oscillations énormes. Il n’est pas de génie qui n’ait des vagues. Sauvage ivre, soit. Il est sauvage comme la forêt vierge; il est ivre comme la haute mer.

Shakspeare, nous avons déjà donné ailleurs quelque idée de ces larges allures, part, arrive, repart, monte, descend, remonte, s’enfonce, plonge, se précipite, s’engloutit en bas, s’engloutit en haut. Il est de ces génies mal bridés exprès par Dieu pour qu’ils aillent farouches et à plein vol dans l’infini.

Ces esprits suprêmes sont une famille. De temps en temps il en vient un. Leur passage renouvelle l’art.

Ils emplissent un siècle, puis disparaissent. Alors ce n’est plus un siècle seulement que leur clarté illumine; c’est le genre humain traversant l’étendue des temps, et l’on s’aperçoit que chacun de ces hommes était l’esprit humain lui-même contenu tout entier dans un cerveau, et venant, à un instant donné, faire sur la terre acte de progrès.

Ces esprits suprêmes, une fois la vie achevée et l’œuvre faite, vont dans la mort rejoindre le groupe mystérieux, et sont probablement en famille dans l’infini.

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[Livre II]

[Shakespeare – Les points culminants / Shakespeare - Son oeuvre. Les points culminants]

 

 

 

[I]

 

 

Le propre des génies du premier ordre c’est de produire chacun un exemplaire de l’homme. Tous font don à l’humanité de son portrait, les uns en riant, les autres en pleurant, les autres pensifs. Ces derniers sont les plus grands. Plaute rit et donne à l’homme Amphitryon, Rabelais rit et donne à l’homme Gargantua, Cervantes rit et donne à l’homme don Quichotte, Molière pleure et donne à l’homme Alceste, Shakspeare songe et donne à l’homme Hamlet, Eschyle pense et donne à l’homme Prométhée. Plaute, Rabelais, Cervantes, Molière  sont grands; Eschyle et Shakspeare sont immenses.

Ces portraits de l’humanité, laissés à l’humanité comme adieux par ces passants, les poëtes, sont rarement flattés, toujours exacts, ressemblants de la ressemblance profonde. Le vice ou la folie ou la vertu sont extraits de l’âme et amenés sur le visage. Cette série d’exemplaires de l’homme est la galerie idéale de l’humanité ; chaque siècle y ajoute quelques figures, parfois faces en pleine lumière et rondes bosses comme Macette, Turcaret et le neveu de Rameau, parfois simples profils, comme Gilblas, Manon Lescaut et Candide.

Dieu crée dans l’intuition; l’homme crée dans l’observation. Cette seconde création, qui  n’est autre chose que l’action même de Dieu à travers l’homme, c’est ce qu’on nomme le génie.

Le poëte se mettant au lieu et place du destin, une invention d’hommes et d’événements tellement étrange et souveraine que certaines sectes en ont horreur comme d’un empiétement sur la providence, la conscience de l’homme prise sur le fait et placée dans un milieu qu’elle combat, gouverne ou transforme, c’est le drame. Il y a là quelque chose de suprême. Ce maniement de l’âme humaine semble une sorte d’égalité avec Dieu. Egalité dont le mystère s’explique quand on réfléchit que Dieu est intérieur à l’homme. Cette égalité est identité. Il est notre conscience et il conseille la bonne action , il est notre intelligence et il inspire le chef–d’œuvre.

Cela n’ôte rien à l’aigreur des critiques; les plus grands sont les plus contestés. Il arrive même parfois que des esprits attaquent un génie; les inspirés méconnaissent l’inspiration. Erasme, Scaliger, St Evremond, Voltaire, bon nombre de pères de l’église, des familles entières de philosophes, l’école d’Alexandrie en masse, Cicéron, Horace, Lucien, Plutarque, Dion Chrysostôme, Denys d’Halicarnasse, Philostrate, Metrodore de Lampsaque, Platon, Pythagore, ont rudement critiqué Homère. Dans cette énumération nous avons distingué et nous omettons Zoïle. Les insulteurs ne sont pas des critiques. Zoïle, Mœvius, Cecchi, Visé, Fréron, aucun lavage de ces noms-là n’est possible. Ces misérables mains gardent à jamais la marque de la poignée de boue qu’elles ont jetée.

Ils attendaient la notoriété du mépris qu’ils semblaient avoir acquise de droit. Ils ont cette punition, le dédain, le demi oubli, plus humiliant que l’oubli complet. Excepté Zoïle et Fréron, espèces de chouettes clouées qui semblent rester pour l’exemple, on ne connait pas tous ces affreux noms-là. Cecchi a eu beau insulter Dante,  on n’est pas sûr qu’il ne se nomme point Cecco; Green a eu beau colleter Shakspeare, on le confond avec Greene; Lauder, le calomniateur de Milton, est peut-être  Leuder. Ce Visé quelconque, qui « éreinta » Molière, est en même temps un nommé Donneau. Ils ont compté, pour se faire un peu d’éclat, sur la grandeur de ceux qu’ils outrageaient; ces pauvres insulteurs se sont trompés.  Le mépris leur a fait faillite. Ils sont restés obscurs.

[II]

Ce qu’on appelle l’art n’est autre chose qu’une branche seconde de la nature. De la création divine directe sort Adam, le prototype. De la création divine indirecte, c’est-à-dire de la création humaine, sortent d’autres Adams, les types.

Un type ne reproduit aucun homme en particulier, il ne se superpose exactement    à aucun individu; il résume, concentre sous une forme humaine concrète toute une famille de caractères et d’esprits. Un type n’abrége pas; il condense. Il n’est pas un, il est tous. Prenez tous les usuriers  un à un, aucun d’eux n’est Shylock ; prenez tous les usuriers en masse, de leur foule se dégage un spectre, Shylock. Shylock est l’usure.  La métaphore du peuple, qui ne se trompe jamais, confirme, sans la connaître, l’invention du poëte, et pendant que Shakspeare fait Shylock, elle crée le happe-chair. Shylock n’est pas un juif ; il est la juiverie, il est aussi le judaïsme; c’est à dire toute sa race, le haut comme le bas, et c’est parce qu’il résume ainsi toute un peuple  tel que l’oppression l’a fait, que Shylock est grand. Les juifs ont du reste raison de dire que pas un d’eux ne ressemble à Shylock, aucune feuille de l’oranger mâchée ne donne la saveur de l’orange. Le fruit contient le mystère de l’arbre, et le type contient le mystère de l’homme. De là cette vie étrange du type.

Car, et ceci est le prodige, le type vit. S’il n’était qu’une abstraction, l’homme ne le reconnaîtrait pas, et laisserait cette ombre passer son chemin. °La tragédie dite classique fait des larves; le drame fait des types.° Une leçon qui est un homme, un mythe à face humaine tellement réel qu’il vous regarde et que son regard est un miroir, une abstraction qui vous donne un coup de coude, un symbole qui vous crie gare, une idée qui est sang et chair, et qui a un cœur pour aimer, des entrailles pour souffrir et des yeux pour pleurer, et des dents pour dévorer ou rire, voilà le type. O puissance de la toute-poésie! les types sont des êtres. Ils respirent, ils palpitent, on entend leurs pas sur le plancher, ils existent. Ils vivent d’une vie plus intense que vous, que moi, que le premier venu. Ces fantômes ont plus de densité que l’homme. Il y a dans leur vie cette quantité d’éternité qui appartient aux chefs d’œuvre et qui fait que Fallstaff est plus vivant que M. Romieu.

Les types sont des cas prévus par Dieu. Le génie les réalise. Il semble que Dieu aime mieux faire donner la leçon à l’homme par l’homme. Le poëte est au plus près avec les vivants; il leur parle plus près de l’oreille. De là l’efficacité des types. L’homme est une prémisse, le type conclut. Dieu crée le phénomène; le génie met l’enseigne. Dieu ne fait que l’avare, le génie fait Harpagon; Dieu ne fait que le traître, le génie fait Iago; Dieu ne fait que la coquette, le génie fait Célimène; Dieu ne fait que le bourgeois, le génie fait Panurge ; Dieu ne fait que le roi, le génie fait Grandgousier. Quelquefois le type jaillit tout fait d’on ne sait quelle collaboration du peuple en masse avec un grand comédien naïf, réalisateur involontaire et puissant; la foule est sage-femme; d’une époque qui porte à l’une de ses extrémités Talleyrand et à l’autre Chodruc Duclos, jaillit tout à coup, dans un éclair, sous la mystérieuse incubation du théâtre, ce spectre, Robert Macaire.

Les types vont et viennent de plain-pied dans l’art et dans la nature. Ils sont de l’idéal réel. Le bien et le mal de l’homme sont dans ces figures. De chacun d’eux découle, au regard du penseur, une humanité.

Nous l’avons dit, autant de types, autant d’Adams. L’homme d’Homère, Achille, est un Adam; de lui vient l’espèce des tueurs; l’homme d’Eschyle, Prométhée, est un Adam; de lui °vient° la race des lutteurs; l’homme de Shakspeare, Hamlet, est un Adam; à lui se rattache la famille des rêveurs. D’autres Adams, créés par les poëtes, représentent, celui-ci la passion, celui-là le devoir, celui-là la raison, celui-là la conscience, celui-là l’amour,celui-là la chute, celui-là l’ascension. La prudence, dérivée en tremblement, va du vieillard Nestor au vieillard Géronte. L’amour, dérivé en appétit, va de Daphnis à Lovelace. La beauté, compliquée du serpent, va d’Ève à Mélusine. Les types commencent dans la Genèse et un anneau de leur chaîne traverse Restif de la Bretonne et Vadé. L’épique leur convient, le poissard ne les gène pas. Ils parlent patois par la bouche de Gros-René, et, dans Homère, ils disent à Minerve qui les prend aux cheveux : Que me veux-tu, déesse?

Une surprenante exception a été concédée à Dante. L’homme de Dante, c’est Dante. Dante s’est, pour ainsi dire, recréé une seconde fois dans son poëme; il est son type; son Adam, c’est lui-même. Pour l’action de son poëme, il n’a été chercher personne. Il s’est fait épique tout net, et sans même prendre la peine de changer de nom. Ce qu’il avait à faire était simple en effet; descendre dans l’enfer et remonter au ciel. A quoi bon se gêner pour si peu? il frappe gravement à la porte de l’infini, et dit : Ouvre, je suis Dante.

[III]

Deux Adams prodigieux, nous venons de le dire, c’est l’homme d’Eschyle, Prométhée, et l’homme de Shakspeare, Hamlet.

Prométhée, c’est l’action. Hamlet, c’est l’hésitation.

Dans Prométhée, la volonté est clouée aux quatre membres par des clous d’airain et ne peut remuer; de plus elle a à côté d’elle deux gardes, la Force et la Violence. Dans Hamlet, la volonté est plus asservie encore; elle est garrottée par la méditation préalable, chaîne sans fin des indécis. Tirez-vous donc de vous-même! Quel nœud gordien que notre rêverie! l’esclavage du dedans, c’est là l’esclavage. Escaladez donc ce mur : songer! sortez donc de cette prison : aimer! l’unique cachot est celui qui mure la conscience. Prométhée, pour être libre, n’a qu’un carcan de bronze à briser et qu’un dieu à vaincre; il faut que Hamlet se brise lui-même et se vainque lui-même. Prométhée peut se lever debout, quitte à soulever une montagne; pour que Hamlet se redresse, il faut qu’il soulève sa pensée. Que Prométhée s’arrache de la poitrine le vautour, tout est dit; il faut que Hamlet s’arrache du flanc Hamlet. Prométhée et Hamlet, ce sont deux foies à nu; de l’un coule le sang, de l’autre le doute.

On compare habituellement Eschyle et Shakspeare par Oreste et par Hamlet, ces deux tragédies étant le même drame. Jamais sujet ne fut plus identique en effet.  Oreste et Hamlet sont les deux parricides par amour filial. Cette comparaison facile, plutôt de surface que de fond, nous frappe moins que la confrontation mystérieuse de ces deux enchaînés, Hamlet et Prométhée.

L’esprit humain, à demi divin qu’il est, crée de temps en temps des œuvres surhumaines. Ces œuvres surhumaines de l’homme sont d’ailleurs plus nombreuses qu’on ne croit, car elles remplissent l’art tout entier ; en dehors de la poésie, où les merveilles abondent, il y a dans la musique Beethoven, dans la sculpture Phidias, dans l’architecture Piranèse, dans la peinture Rembrandt, et dans la peinture, l’architecture et la sculpture, Michel-Ange. Nous en passons, et non des moindres.

Prométhée et Hamlet sont au nombre de ces œuvres surhumaines.

Une sorte de parti pris immense, la mesure habituelle dépassée, le grand partout, ce qui est l’effarement des intelligences médiocres, le vrai démontré par l’invraisemblable, le procès fait à la destinée, à la société, à la passion, à la loi, à la religion, au nom de l’Inconnu, abîme du mystérieux équilibre; l’événement traité comme un rôle joué et, dans l’occasion, reproché à la fatalité ou à la providence, la passion, personnage terrible, allant et venant chez l’homme, l’audace et quelquefois l’insolence de la raison, les formes fières d’un style à l’aise dans tous les extrêmes, et en même temps une sagesse profonde, une douceur de géant, une bonté de monstre attendri, une clarté ineffable dont on ne peut se rendre compte et qui éclaire tout; tels sont les signes de ces œuvres suprêmes. Dans de certains poëmes, il y a de l’astre. Cette lueur est dans Eschyle et dans Shakspeare.

[IV]

Prométhée étendu tout de son long sur le Caucase, rien de plus farouche. C’est la tragédie géante. Ce vieux supplice que nos anciennes chartes de torture appellent l’extension, et auquel Cartouche échappa à cause d’une hernie, le Titan le subit, seulement le chevalet est une montagne. Quel est son crime? le droit. Qualifier le droit crime et le mouvement rébellion, c’est là l’immémoriale habileté des tyrans. Prométhée a fait sur l’Olympe ce qu’Adam a fait dans l’Eden; il a pris un peu de science. Jupiter, identique à Jehovah (Iovi, Iova), punit l’audace. Les traditions éginétiques, qui localisent Jupiter, lui ôtent l’impersonnalité cosmique du Jéhovah de la Genèse. Le Jupiter grec, mauvais fils d’un mauvais père, rebelle à Saturne, est un parvenu. Les titans sont une sorte de branche aînée qui a ses légitimistes dont était Eschyle, vengeur de Prométhée. Prométhée, c’est le droit vaincu. Jupiter a, comme toujours, consommé l’usurpation du pouvoir par le supplice du droit. L’Olympe requiert le Caucase. Prométhée y est enchaîné. Le titan est là, tombé, couché, cloué. Mercure, ami de tout le monde, vient lui donner des conseils de lendemain de coups d’état. Mercure, c’est la lâcheté de l’intelligence. Mercure, c’est tout le vice possible, plein d’esprit. Mercure, le dieu vice, sert Jupiter, le dieu crime. Cette valetaille dans le mal est encore marquée aujourd’hui par la vénération du filou pour l’assassin. Il y a quelque chose de cette loi-là dans l’arrivée du diplomate derrière le conquérant. Les chefs-d’œuvre ont cela d’immense qu’ils sont éternellement présents aux actes de l’humanité. Prométhée sur le Caucase, c’est la Pologne après 1772, c’est la France après 1815, c’est la Révolution après brumaire. Mercure parle, Prométhée écoute peu Les offres d’amnistie échouent quand c’est le supplicié qui, seul, aurait droit de faire grâce. Prométhée, terrassé, dédaigne Mercure debout au dessus de lui, et Jupiter debout au dessus de Mercure, et le Destin debout au-dessus de Jupiter. – Crois-tu donc que j’aille, comme un chat flatteur, me frotter contre les jambes du destin ? Tel est son langage énorme. Il a tout le haussement d’épaules que sa chaîne lui permet.  Que lui importe Jupiter, et à quoi bon Mercure? Nulle prise sur ce patient hautain. La brulure des coups de foudre donne une cuisson qui est un continuel rappel à la fierté. Cependant on pleure autour de lui, la création se désespère, les nuées femmes, les soixante océanides, viennent adorer le titan, on entend les forêts crier, les bêtes fauves gémir, les vents hurler, les vagues sangloter, les éléments se lamenter, une immense participation au supplice semble être désormais la volupté tragique de toute la nature, l’anxiété de l’avenir s’y mêle, et comment faire maintenant? et comment se mouvoir? et qu’allons-nous devenir? et, dans tout le vaste ensemble des êtres créés,  choses, hommes, animaux, plantes, rochers, tous tournés vers le Caucase, on sent cette inexprimable angoisse : le libérateur enchaîné.

Hamlet, moins géant et plus homme, n’est pas moins grand.

Hamlet. On ne sait quel effrayant être, complet dans l’incomplet. Tout, pour n’être rien. Il est sinistre, ce qui ne l'empêche pas d'être gai. Il est prince et démagogue, sagace et extravagant, profond et frivole, homme et neutre. Il croit peu au sceptre, bafoue le trône, a pour camarade un étudiant, philosophe avec le premier venu, comprend le peuple, méprise la foule, hait la force, soupçonne le succès, interroge l’obscurité, tutoie le mystère. Il donne aux autres des maladies qu’il n’a pas; sa folie fausse inocule à sa maîtresse une folie vraie. Il est familier avec les spectres et avec les comédiens. Il bouffonne, la hache d’Oreste à la main. Il parle littérature, récite des vers, fait un feuilleton de théâtre, joue avec des os dans un cimetière, venge son père, menace sa mère et termine le formidable drame de la vie et de la mort par un colossal point d’interrogation. Il épouvante, puis déconcerte. Jamais rien de plus lugubre n’a été rêvé. C’est le parricide disant : que sais-je?

Ce drame est  sévère. Le vrai y doute. Rien de plus vaste, rien de plus subtil. L’homme y est monde, le monde y est zéro. Hamlet, même en pleine vie, n’est pas sûr d’être. Œuvre inquiétante et admirable où tout flotte, se décompose, et se dissipe, où la pensée est nuage, où la volonté est vapeur, où la philosophie est crépuscule, où l’action souffle à chaque instant en sens inverse, où la rose des vents gouverne l’homme. Œuvre inquiétante et redoutable où de toute chose on voit le fond, où il n’y a pour la pensée d’autre va et vient que du roi tué à Yorick enterré, et où ce qu’il y a de plus réel, c’est la royauté représentée par un fantôme, et la gaité représentée par une tête de mort.

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[V]

 

 

Une des causes probables de la folie feinte de Hamlet n’a pas été jusqu’ici indiquée par les critiques. On a dit : Hamlet fait le fou pour cacher sa pensée comme Brutus. En effet on est à l’aise dans l’imbécillité apparente pour couver un grand dessein; l’idiot supposé vise à loisir. Mais le cas de Brutus n’est pas celui d’Hamlet. Hamlet fait le fou pour sa sûreté. Brutus couvre son projet, Hamlet sa personne. Les mœurs de ces cours tragiques étant données, du moment que Hamlet connaît le crime royal, il est en danger. L’historien supérieur qui est dans le poëte se manifeste ici, et l’on sent dans Shakspeare la profonde pénétration des vieilles ténèbres royales. Au moyen âge et au bas empire, malheur à qui s’apercevait d’un meurtre ou d’un empoisonnement commis par le roi. Savoir que le roi était un assassin, c’était un crime d’état. Quand il plaisait au prince de n’avoir pas eu de témoin, il y allait de la tête à tout ignorer. Un homme suspect de soupçon était perdu. Il n’avait plus qu’un refuge, la folie; passer pour « un innocent »; on le méprisait, et tout était dit. Quand le chambellan Hugolin eut trouvé la broche de fer dont Edrick l’Acquéreur avait empalé Edmond II, « il se hâta de s’hébéter », dit la chronique de 1016, et se sauva de cette façon. Héraclien de Nisibe ayant découvert par hasard que le Rhinomète était fratricide, se fit déclarer fou par les médecins et réussit à se faire enfermer pour la vie dans un cloître. Il vécut ainsi jusqu’à quatrevingts ans, avec un air insensé. Hamlet court le même péril et a recours au même moyen. Il se fait déclarer fou comme Héraclien, et il s’hébète comme Hugolin. Ce qui n’empêche pas Claudius inquiet de faire effort pour se débarrasser de lui, par la hache ou le poignard en Angleterre, et au dénouement par le poison.

L’Amleth de Belleforest est un magicien ; le Hamlet de Shakspeare est un philosophe. Nous parlions tout à l’heure de la vie singulière propre aux figures idéales créées par les  poëtes. Pas de plus frappant exemple que ce type, Hamlet. Hamlet n’a rien d’une abstraction. Il a été à l’université; il est petit, gras, un peu lymphatique; il tire bien l’épée, mais s’essouffle aisément. Il ne veut pas boire trop tôt pendant l’assaut d’armes avec Laërtes, probablement de crainte de se mettre en sueur. Après avoir ainsi pourvu de vie réelle son personnage, le poëte peut le lancer en plein idéal. Il y a du lest.

D’autres œuvres de l’esprit humain égalent Hamlet, aucune ne le surpasse. Une ouverture de tombe d’où sort un drame, ceci est terrible. Hamlet est, à notre sens, l’œuvre capitale de Shakspeare.

Nulle figure, parmi celles que les poëtes ont créées, n’est plus poignante et plus inquiétante. Le doute conseillé par un fantôme, voilà Hamlet. Hamlet a vu son père mort et lui a parlé; est-il convaincu? non. Il hoche la tête. Que fera-t-il? il n’en sait rien. Ses mains se crispent, puis retombent. Au dedans de lui les rêves, les systèmes, les apparences funêbres,  la vénération du spectre, la haine, l’attendrissement, la colère, l’anxiété d’agir et de ne pas agir, son père, sa mère, ses devoirs en sens contraire, profond orage. L’hésitation livide est dans son esprit. Shakspeare, prodigieux poëte plastique, rend presque visible la pâleur grandiose de cette âme. Comme la grande larve d’Albert Durer, Hamlet pourrait se nommer Mélancholia. Il a, lui aussi, au dessus de sa tête la chauve-souris qui vole éventrée, et à ses pieds la science, la sphère, le gnomon, le compas, le sablier, l’amour, et derrière lui à l’horizon un énorme soleil terrible qui n’empêche pas le ciel d’être noir. Cependant toute une moitié de lui-même est colère, furie,  emportement, ouragan, sarcasme à Ophélia, malédiction à sa mère, insulte à lui-même. Il cause avec les gens du cimetière, rit presque, puis empoigne Laërtes aux cheveux dans la fosse d’Ophélia et piétine furieux sur ce cercueil. Coups d’épée à Polonius, coups d’épée à Laertes, coups d’épée à Claudius. Par moments son inaction s’entr’ouvre, et de la déchirure il sort des tonnerres. Il est tourmenté par cette vie possible, combinée de réalité et de chimère, dont nous avons tous l’anxiété. Il y a dans toutes ses actions du somnambulisme répandu. On pourrait presque voir son cerveau comme une formation, il y a une couche de souffrance, une couche de pensée, puis une couche de songe. C’est à travers cette couche de songe qu’il voit , perçoit, boit, mange, s’irrite, se moque, pleure et raisonne. On lui ôterait sa famille, son spectre, son royaume, et toute l’aventure d’Elseneur, que même à l’état de type inoccupé, il resterait terrible. Cela tient à la quantité d’humanité et à la quantité de mystère qui est en lui. Hamlet est formidable, ce qui ne l’empêche pas d’être ironique. Il a les deux profils du destin.    Il y a entre la vie et lui une transparence; c’est le mur du songe ; on voit à travers, mais on ne le franchit point. Une sorte de nuage obstacle environne Hamlet de toutes parts. Il a toujours l’air d’un homme qui vous parle de l’autre bord d’un fleuve. Il vous appelle en même temps qu’il vous questionne. Il est à distance de la vie dans laquelle il se meut, du passant qu’il interroge, de la pensée qu’il porte, de l’action qu’il fait. Il semble ne pas toucher même à ce qu’il broie. Le poëte lui a créé on ne sait quel isolement sinistre. C’est l’aparte d’un esprit plus encore que l’escarpement d’un prince. Son fardeau est moins rigide que celui d’Oreste, mais plus ondoyant. Oreste porte la fatalité, Hamlet le sort. Et ainsi à part des hommes, Hamlet a pourtant en lui on ne sait quoi qui les représente tous. Agnosco fratrem. A de certaines heures, si nous nous tâtions le pouls, nous nous sentirions sa fièvre. Sa vie étrange est notre vie, après tout. Il est l’homme funèbre que nous sommes tous, de certaines situations étant données. Tout maladif qu’il est, Hamlet représente un état permanent de l’homme. Il représente le malaise de l’âme dans la vie pas assez faite pour elle. La chaussure qui blesse et qui empêche de marcher ; il représente cela; la chaussure, c’est le corps. Shakspeare l’en délivre, et fait bien. Hamlet, prince ; oui; roi, jamais. Hamlet est incapable de régner sur un peuple, tant il existe en dehors de tout. Il fait bien plus que régner, il est.

Rétractons un mot dit plus haut. L’œuvre capitale de Shakspeare n’est pas Hamlet. L’œuvre capitale de Shakspeare, c’est tout Shakspeare. Cela du reste est vrai de tous les génies. Ils sont °masse, bloc, majesté, bible°, et leur solennité, c’est leur ensemble.

Avez-vous quelquefois regardé un cap avançant sous la nuée et se prolongeant à perte de vue dans l’eau profonde. Chacune de ses collines le compose. Aucune de ses ondulations n’est perdue pour sa dimension. Sa puissante silhouette se découpe sur le ciel, et entre le plus avant qu’elle peut dans les vagues, et il n’y a pas un rocher inutile. Grace à ce cap, vous pouvez vous en aller au milieu de l’eau illimitée, marcher dans les souffles, voir de près voler les aigles et nager les monstres, promener votre humanité dans la rumeur éternelle, pénétrer l’impénétrable. Le poëte rend ce service à votre esprit. Un génie est un promontoire dans l’infini.

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[VI]

 

 

 A côté de Hamlet, et sur le même plan, au rang  des chefs d’œuvre qu’on égale mais qu’on ne dépasse point, il faut placer deux figures grandioses, Macbeth et Othello.

Hamlet, Macbeth, Othello, ces trois figures dominent le haut édifice de Shakspeare. Nous avons dit ce qu’est Hamlet.

Dire : Macbeth est l’ambition, c’est ne dire rien. Macbeth, c’est la faim. Quelle faim? la faim du monstre toujours possible dans l’homme. Certaines âmes ont des dents. N’éveillez pas leur faim.

Mordre à la pomme, cela est redoutable. La pomme s’appelle Omnia, dit Filesac, ce docteur de Sorbonne qui confessa Ravaillac. Macbeth a une femme que la chronique nomme Gruoch. Cette Eve tente cet Adam. Une fois que Macbeth a mordu, il est perdu. La première chose que fait Adam avec Eve, c’est Caïn; la première chose que fait Macbeth avec Gruoch, c’est le meurtre.

La convoitise aisément violence, la violence aisément crime, le crime aisément folie, cette progression, c’est Macbeth. Convoitise, crime, folie, ces trois stryges lui ont parlé dans la solitude, et l’ont appelé au trône. Le chat Graymalkin l’a appelé, Macbeth sera la ruse; le crapaud Paddock l’a appelé, Macbeth sera l’horreur. L’être un-sex, Gruoch, l’achève. C’est fini; Macbeth n’est plus un homme. Il n’est plus qu’une énergie inconsciente roulant farouche vers le mal. Nulle notion du droit désormais; l’appétit est tout. Le droit transitoire, la royauté, le droit éternel, l’hospitalité, Macbeth assassine l’un comme l’autre. Il fait plus que les tuer, il les ignore. Avant de tomber sanglants sous sa main, ils gisaient morts dans son âme. Macbeth commence par ce parricide, tuer son hôte, crime si terrible que, du contre-coup, les chevaux de Duncan redeviennent sauvages. Le premier pas fait, l’écroulement commence. C’est l’avalanche. Macbeth roule. Il est précipité. Il tombe et rebondit d’un crime sur l’autre, toujours plus bas. Il subit la lugubre gravitation du mal. Il est une chose qui °détruit°. Il est pierre de ruine, flamme de guerre, bête de proie, crime. Il promène par toute l’Ecosse, en roi qu’il est, ses kernes et ses gallowglasses, égorgeant, pillant, massacrant. Il tue Banquo, il tue tous les Macduff, excepté celui qui le tuera, il tue la noblesse, il tue le peuple, il tue l’Ecosse, il tue « le sommeil ». Enfin la catastrophe arrive, la forêt de Birnam se met en marche; Macbeth a tout enfreint, tout franchi, tout violé, tout brisé, et cette outrance finit par gagner la nature elle-même; elle perd patience, elle entre en action contre Macbeth, et la nature devient âme contre l’homme qui est devenu force.

Ce drame a les proportions grandioses. Macbeth représente cet effrayant affamé qui rôde dans toute l’histoire, appelé brigand dans la forêt et sur le trône conquérant. L’aïeul de Macbeth, c’est Nemrod. Ces hommes de force sont-ils à jamais forcenés? Soyons justes, non. Ils ont un but. Après quoi, ils s’arrêteraient. Donnez à Cyrus, à César, à Napoléon, quoi? le monde; ils s’apaiseront. Geoffroy Saint-Hilaire me disait un jour : Quand le lion a mangé, il est en paix avec la nature. Pour Cambyse, Sennachérib, et Gengiskhan, et leurs pareils, avoir mangé, c’est posséder toute la terre. Ils se calmeraient dans la digestion du genre humain.

Maintenant qu’est-ce qu’Othello? C’est la nuit. Immense figure fatale. La nuit est amoureuse du jour. La noirceur aime l’aurore. L’africain adore la blanche. Othello a pour clarté et pour folie Desdémona. Aussi comme la jalousie lui est facile! Il est grand, il est auguste, il est majestueux, il est au dessus de toutes les têtes, il a pour cortège la bravoure, la bataille, la fanfare, la bannière, la gloire, il a le rayonnement de vingt victoires, il est plein d’astres, cet Othello, mais il est noir. Aussi comme, jaloux, le héros est vite monstre! le noir devient nègre. Comme le signe est vite fait de la nuit à la mort !

A côté d’Othello, qui est la nuit, il y a Iago, qui est le mal. Le mal, l’autre forme de l’ombre. La nuit n’est que la nuit du monde; le mal est la nuit de l’âme. Quelle obscurité que l'imposture, la perfidie et le mensonge! avoir dans les veines de l’encre ou la trahison, c’est la même chose. Quiconque a coudoyé l’imposture et le parjure le sait, on est à tâtons dans un fourbe. Versez l’hypocrisie sur le point du jour, vous éteindrez le soleil. C’est là, grâce aux fausses religions, ce qui arrive à Dieu.

Iago près d’Othello, c’est le précipice près du glissement. Par ici! dit-il tout bas. Le piège conseille l’aveuglement. Le ténébreux guide le noir. La tromperie se charge de l’éclaircissement qu’il faut à la nuit. La jalousie a le mensonge pour chien d’aveugle. Contre la blancheur et la candeur, Othello le nègre, Iago le traître, quoi de plus monstrueux! ces férocités de l’ombre s’entendent. Ces deux incarnations de l’éclipse conspirent, l’une en rugissant, l’autre en ricanant, le tragique étouffement de la lumière.

Sondez cette chose profonde, Othello est la nuit. Et, étant la nuit, et voulant tuer, qu’est-ce qu’il prend pour tuer? le poison? la massue? la hache? le couteau? Non, l’oreiller. Tuer, c’est endormir. Shakspeare lui-même ne s’est peut-être pas rendu compte de ceci. Le créateur, quelquefois presque à son insu, obéit à son type, tant ce type est une puissance. Et c’est ainsi que Desdemona, épouse de l’homme Nuit, meurt étouffée par l’oreiller qui a eu le premier baiser et qui a le dernier souffle.

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[Livre III]

[Les Critiques / Zoïle aussi éternel qu'Homère]

 

 

 

[I]

 

 

Voltaire, bien entendu, reproche l’antithèse à Shakspeare; c’est bien. Et La Beaumelle reproche l’antithèse à Voltaire; c’est mieux.

Voltaire se coupe à sa critique. Il blesse et est blessé. Il qualifie ainsi l’Ecclésiaste et le Cantique des Cantiques : — « œuvres sans ordre, pleines d’images basses et d’expressions grossières. »

Peu de temps après, furieux, il s’écrie :

On m’ose préférer Crébillon le barbare!

Un inutile de l’œil-de-Bœuf, adolescent et marquis, M. de Créqui, passe à Ferney et écrit après sa visite : J’ai vu Voltaire, ce vieux enfant.

Que l’injustice ait un contre-coup sur l’injuste, rien de plus équitable, et Voltaire a ce qu’il a mérité. Mais l’insulte aux génies est une loi, et tous y passent.

Tout le Dante est un °salmigondis°, dit °Chaudon°. — Michel-Ange m’excède, dit Joseph de Maistre. — C’est dommage que Molière ne sache pas écrire, dit Fénelon. — Molière est un infâme histrion, dit Bossuet. — Un écolier éviterait les fautes de Milton, dit l’abbé Trublet, autorité comme une autre. — Corneille exagère, Shakespeare extravague, dit ce même Voltaire qu’il faut toujours combattre et toujours défendre. Un peu avant que Scudéry appelât Corneille : Corneille déplumée, Green avait appelé Shakspeare : Corbeau paré de nos plumes. En 1752, Diderot fut mis à Vincenues pour avoir publié le premier volume de l’Encyclopédie, et le grand succès de l’année fut une estampe vendue sur les quais, laquelle représentait un cordelier donnant le fouet à Diderot. Quoique Weber soit mort, circonstance atténuante pour ceux qui sont coupables de génie, on se moque de lui en Allemagne, et depuis trente-trois ans un chef-d’œuvre est exécuté par un calembour; l’Euryanthe s’appelle l’Ennuyante.

Que tout soit perpétuellement remis en question, que tout soit contesté, même l’incontestable, qu’importe. L’éclipse est une bonne épreuve pour la vérité comme pour la liberté. Le génie, étant vérité et étant liberté, a droit à la persécution. Que lui fait ce qui passe? Il était avant et sera après. Ce n’est pas sur le soleil que l’éclipse fait l’ombre.

Tout peut s’écrire et s’imprimer. Le papier est un grand patient. Dernièrement nous lisions ceci : Homère est en train de passer de mode.

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[IV]

 

 

Saumaise ne comprend pas Eschyle, et le rejette. A qui la faute? Est-ce à Eschyle ? Oui, un peu. Et à Saumaise, beaucoup.

Le lecteur qui lit les grands livres est sujet à de certains refroidissements subits suivis d’une sorte d’excès de chaleur. — Je ne comprends plus. — Je comprends! — frisson et brûlement, quelque chose qui fait qu’on est un peu dérouté tout en étant fortement saisi. Les seuls esprits du° premier ordre, les seuls génies suprêmes, sujets à des absences dans l’infini, donnent au lecteur cette sensation singulière, stupeur pour la plupart, extase pour quelques-uns. Ces quelques-uns sont l’élite. Comme nous l’avons fait remarquer  ailleurs, cette élite, accumulée de siècle en siècle et toujours ajoutée à elle-même, finit par faire nombre, devient avec le temps multitude, et compose la foule suprême, public définitif des génies, souverain comme eux.

 

 

C’est à ce public-là qu’on finit toujours par avoir affaire.

Cependant il y a un autre public, d’autres connaisseurs, d’autres juges dont il a été dit un mot tout à l’heure. Ceux-là ne sont pas contents.

Les génies, les esprits, ce nommé Eschyle, ce nommé Isaïe, ce nommé Juvénal, ce nommé Shakspeare, ce sont des êtres étranges,  peu prévus, violents, emportés, extrêmes, chevaucheurs des galops ailés, franchisseurs de limites, « passant les bornes », ayant un but à eux, lequel « dépasse le but », « exagérés », faisant des enjambées scandaleuses, volant brusquement d’une idée à l’autre, et du pôle nord au pôle sud, parcourant le ciel en trois pas, peu cléments aux haleines courtes, secoués par tous les souffles de l’espace et en même temps pleins d’on ne sait quelle certitude équestre dans leurs bonds à travers l’abîme, pas gentils pour les bourgeois, préférant l’écume de Pégase au lait d’anesse.

Les braves pédants ont la bonté d’avoir peur pour eux. Les cul-de-jatte compatissants plaignent Shakspeare. Il est fou, il plane trop haut ! L’ascension provoque au calcul de la chute. La foule des cuistres, c’est une foule, s’ébahit. Dante et Shakspeare lui font à tout moment fermer les  yeux. Ils vont tomber ! Un dieu s’envole, les bourgeois lui crient : Casse-cou!

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[V]

 

 

En outre, ces génies déconcertent.

On ne sait sur quoi compter avec eux Leur effusion lyrique leur obéit. Ils l’interrompent, quand bon leur semble. Ils paraissaient déchaînés. Tout à coup ils s’arrêtent. Ces effrénés sont des mélancoliques. On les voit dans les profondeurs se poser sur une cime et replier leurs ailes et ils se mettent à méditer. Leur méditation n’est pas moins étrange que leur emportement. Tout à l’heure ils planaient, maintenant ils descendent. Mais c’est toujours la même audace.

Ils sont les géants pensifs. Leur rêverie titanique a besoin de l’absolu et de l’insondable pour se dilater. Ils pensent comme les soleils rayonnent, avec l’abîme autour d’eux pour condition.

Leurs allées et venues dans l’idéal donnent le vertige. Rien n’est trop haut pour eux, et rien n’est trop bas. Ils vont du pygmée au cyclope, de Polyphême aux Myrmidons, de la reine Mab à Caliban, et d’une amourette à un déluge, et de l’anneau de Saturne à la poupée d’un petit enfant. Ils ont une prunelle télescope et une prunelle microscope. Ils fouillent familièrement ces deux effrayantes profondeurs inverses, l’infiniment grand et l’infiniment petit.

Et l’on ne serait pas furieux contre eux! et l’on ne leur reprocherait pas tout cela! Allons donc! Où irait-on si de tels excès étaient tolérés? Pas de scrupule dans le choix des sujets, horribles ou terribles, et toujours l’idée, suivie jusqu’à son extrémité, sans compassion pour le prochain. Ces poëtes ne voient que leur but. Et en toute chose une façon de faire immodérée. Qu’est-ce que Job? une vermine sur un ulcère. Qu’est-ce que la divine Comédie? une série de supplices. Qu’est-ce que l’Iliade? une collection de plaies et blessures. Pas une artère coupée qui ne soit complaisamment décrite. Tout un chant au bouclier d’Achille, quelle intempérance! Qui ne sut se borner ne sut jamais écrire. Ces poëtes agitent, remuent, troublent, dérangent, bouleversent, font tout frissonner, cassent quelquefois des choses ça et là, peuvent faire des malheurs. C’est terrible. Ainsi parlent les rhétoriques, les sorbonnes, les chaires assermentées, les sociétés diseuses de prêches, les académies,  et la bourgeoisie derrière eux, tout ce qui représente en littérature et en art le grand parti de l’ordre. Quoi de plus logique! la toux querelle l’ouragan.

Aux pauvres d’esprit s’ajoutent ceux qui ont trop d’esprit. Les sceptiques prêtent main-forte aux cuistres. Les génies sont fiers et sévères, ils ont cela dans la moelle des os, Juvénal, Agrippa d’Aubigné et Milton sont de leur compagnie ; ils sont revêches, crachent sur le panem et circenses, s’apprivoisent peu, et grondent. On les raille agréablement. C’est bien fait.

Ah! poëte! ah! Milton! ah! Juvénal! Ah!  vous entretenez la résistance, Ah! vous perpétuez le désintéressement, Ah! vous rapprochez ces deux tisons, la foi et la volonté, pour en faire jaillir la flamme! Ah! il y a de la vestale en vous, homme sombre ! ah! vous avez un autel, la patrie, Ah! vous avez un trépied, l’idéal, ah! vous croyez à la liberté, à l’honnêteté, à l’avenir, au progrès, au beau, au juste, au vrai, au grand, prenez garde, vous vous arriérez. Toute cette vertu, c’est de l’entêtement. Vous émigrez dans l’honneur, mais vous émigrez. Cet héroïsme ne se porte plus.

Tant pis, sans nul doute, pour ces génies bougons, habitués au grand, et dédaigneux de ce qui n’est plus cela. Tant pis pour ces tardigrades quand il s’agit de honte; ils sont ankylosés dans le refus de courbette; quand le succès passe, honnête ou non, mais salué, ils ont une barre de fer dans la colonne vertébrale. Ceci les regarde. Tant pis pour ces gens de la vieille mode et de la vieille Rome. Certes, ce qui est doit être, il est bon que ce qui existe, existe, et nous n'y trouvons rien à reprendre, les formes de prospérité publique sont diverses, une génération n’est pas tenue de s’immoler à l’autre; Caton calquait Phocion, Trimalcion ressemble moins ; c’est de l’indépendance. Vous voulez que nous nous délivrions ? Soit. Nous nous délivrons de l’imitation d’Aristide,  de Timoléon, de Thraséas, d’Artevelde, de Thomas Morus, de Hampden, c’est notre façon de nous mettre en liberté. Vos droits enchevêtrés de devoirs font des entraves pour qui a envie de jouir, tout bonnement. Liberté. Nous entendons marcher sans lisières et sans principes. Que vient-on nous parler de Franklin? Franklin est une copie d’Aristide, assez servile. Nous poussons l’horreur du servilisme jusqu’à préférer Grimod de la Reynière. Bien manger et bien boire est un but. Cette façon de raisonner est triomphante, y adhérer est sage. Il y a eu, c’est vrai, des temps où l’on pensait autrement, dans ces temps-là les choses sur lesquelles on marchait le prenaient quelquefois mal, et se soulevaient; mais c’était l’ancien genre, ridicule aujourd’hui, et il faut laisser dire les fâcheux et les grognons affirmant qu’il y aurait plus de notion du droit, de la justice et de l’°honneur° dans les pavés d’autrefois que dans les hommes d’aujourd’hui.

Les rhétoriques, officielles et officieuses, prennent de grandes précautions contre les génies. Ils sont peu universitaires. Ce sont des lanceurs d’idées lyriques, des coloristes, des enthousiastes, des possédés, des exaltés, des êtres, qui, lorsque tout le monde est petit, ont la manie de « faire grand ». Que sais-je? ils ont tous les vices. Ils sont Michel-Ange maniant des colosses; ils sont Rembrandt peignant avec une palette toute barbouillée de rayons de soleil; ils sont Dante, Rabelais et Shakspeare, excessifs. Ils vous apportent un art farouche, rugissant, flamboyant, échevelé comme le lion et la comète. Quelle horreur! On se coalise contre eux, et l’on fait bien. Il y a, par bonheur, les teatotallers de l’éloquence et de la poésie. J’aime la pâleur, disait un jour un bourgeois de lettres. Le bourgeois de lettres existe. Les rhétoriques, inquiètes des contagions et des pestes qui sont dans le génie, recommandent avec une haute raison, la tempérance, la modération, le « bon sens », l’art de se borner, les écrivains châtiés, émondés, taillés, réglés, le culte des qualités que les malveillants appellent négatives, la continence, l’abstinence, Bayard, Scipion, les buveurs d’eau; tout cela est excellent; seulement il faut prévenir les jeunes élèves qu’à prendre ces sages préceptes trop au pied de la lettre, on court risque de glorifier une chasteté d’eunuque. J’admire Bayard, soit; j’admire moins Origène.

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[VI]

 

 

Après tout, il y a du vrai dans ces reproches. Cette colère se conçoit. Le fort, le grand, le lumineux, sont, à un certain point de vue, des choses blessantes. Être dépassé n’est jamais agréable. Se sentir inférieur, c’est être offensé. Le beau existe tellement par lui-même qu’il n’a, certes, nul besoin d’orgueil; mais qu’importe, il humilie en même temps qu’il enchante, il semble que naturellement le beau soit un vase à orgueil, on l’en suppose remplie, on cherche à se venger du plaisir qu’il vous fait, et ce mot, superbe, finit par avoir deux sens, dont l’un met en défiance contre l’autre. C’est la faute du beau, nous l’avons déjà dit. Il excède. Un croquis de Piranèse vous déroute; une poignée de main d’Hercule vous meurtrit. Le grand a des torts. Il est naïf, mais encombrant. La tempête croit vous arroser, elle vous noie; l’astre croit vous éclairer, il vous éblouit. Quelquefois il vous aveugle. Le trop n’est pas commode; l’habitation du gouffre est rude; l’infini est peu logeable. Une maisonnette est mal située sur la cataracte du Niagara ou dans le cirque de Gavarnie; il est malaisé de faire ménage avec ces farouches merveilles; pour les voir habituellement sans en être accablé, il faut être un crétin ou un génie.

L’aurore elle-même nous semble parfois immodérée; qui la regarde en face, souffre; l’œil, à de certains moments, pense beaucoup de mal du soleil. Ne nous étonnons donc pas des plaintes faites, des réclamations incessantes, des cataplasmes apposés par la critique, des ophthalmies habituelles aux académies et aux corps enseignants, des précautions recommandées au lecteur, et de tous les rideaux tirés et de tous les abat-jour usités contre le génie. Le génie est intolérant sans le savoir à force d’être lui-même. Quelle familiarité voulez-vous qu’on ait avec Eschyle, avec Isaïe, avec Dante, avec Shakspeare ?

Le moi, c’est le droit à l’égoïsme. Or, la première chose que font ces êtres, c’est de rudoyer le moi de chacun. Excessifs en tout, en pensées, en images, en convictions, en émotions, en passion, en foi, quel que soit le côté de votre moi auquel ils s’adressent, ils le gênent. Votre intelligence, ils la dépassent; votre imagination, ils lui font mal aux yeux; votre conscience, ils la questionnent et la fouillent; vos entrailles, ils les tordent; votre cœur, ils le brisent; votre âme, ils l’emportent.

L’infini qu’ils ont en eux sort d’eux et les multiplie et les transfigure devant vous à chaque instant, fatigue redoutable pour votre regard. Vous ne savez jamais avec eux où vous en êtes. A tout moment, l’imprévu. Vous ne vous attendiez qu’à des hommes, ils ne peuvent pas entrer dans votre chambre, ce sont des géants; vous ne vous attendiez qu’à une idée, baissez la paupière, ils sont l’idéal; vous ne vous attendiez qu’à des aigles, ils ont six aîles, ce sont des séraphins. Sont-ils donc en dehors de la nature? est-ce que l’humanité leur manque?

Non certes, et loin de là, et bien au contraire. La nature et l’humanité sont en eux plus qu’en qui que ce soit. Ce sont des hommes surhumains, mais des hommes. Homo sum.Ce mot d’un poëte résume toute la poésie. St Paul se frappe la poitrine et dit : Peccamus. Job vous déclare qui il est : « Je suis le fils de la femme. » Ils sont des hommes. Ce qui vous trouble, c’est qu’ils sont des hommes plus que vous; ils sont trop des hommes, pour ainsi dire. Là où vous n’avez que la parcelle, ils ont le tout; ils portent dans leur énorme cœur l’humanité entière, et ils sont vous plus que vous-même; vous vous reconnaissez trop dans leur œuvre; de là votre cri. A cette nature totale, à cette humanité complète, à cette argile, qui est toute votre chair, et qui est en même temps toute la terre, ils ajoutent, et ceci achève votre terreur, la réverbération prodigieuse de l’inconnu. Ils ont des échappées de révélation, et subitement, et sans crier gare, à l’instant où on s’y attend le moins, ils crèvent la nuée, font au zénith une trouée d’où tombe un rayon, et ils éclairent le terrestre avec le céleste. Il est tout simple qu’on recherche médiocrement leur familiarité et qu’on n’ait point le gout de voisiner avec eux. Quiconque n’a pas une vigoureuse éducation d’âme les évite volontiers. Aux livres colosses il faut des lecteurs athlètes. Il faut être robuste pour ouvrir Isaïe, Ezéchiel, Job, Pindare, Lucrèce, Juvénal, et cet Alighieri, et ce Shakspeare. La bourgeoisie des habitudes, la vie terre à terre, le calme plat des consciences, le « bon goût » et le « bon sens », tout le petit égoïsme tranquille est dérangé, avouons-le, par les monstres du sublime.

Pourtant, quand on s’y enfonce et quand on les lit, rien n’est plus hospitalier pour l’âme à de certaines heures que ces esprits sévères. Ils ont tout à coup une haute douceur, aussi imprévue que le reste. Ils vous disent : entrez. Ils vous reçoivent chez eux avec une fraternité d’archanges. Ils sont bons, tristes, mélancoliques, consolants. Leur émotion, qui peut être, si bon lui semble, tremblement de terre, est par instants si cordiale et si douce qu’elle semble le remuement d’un berceau. Ils viennent de faire naître en vous quelque chose dont ils prennent soin. Il y a de la maternité dans le génie. Faites un pas, avancez encore, les voilà gracieux. Quant à leur grâce, c’est l’aurore même.

Les hautes montagnes ont sur leur versant tous les climats, et les grands poëtes tous les styles. Il suffit de changer de zone. Montez, c’est la tourmente; descendez, ce sont les fleurs. Le feu intérieur s’accommode de l’hiver dehors, le glacier ne demande pas mieux que d’être cratère, et il n’y a point pour la lave de plus belle sortie qu’à travers la neige. Un brusque percement de flamme n’a rien d’étrange sur un sommet polaire. Ce contact des extrêmes fait loi dans la nature où éclatent à tout moment les coups de théâtre du sublime. Une montagne, un génie, c’est la majesté âpre. Ces masses dégagent une sorte d’intimidation religieuse. Dante n’est pas moins à pic que l’Etna. Les précipices de Shakspeare valent les gouffres du Chimboraço. Les cîmes des poëtes n’ont pas moins de nuages que les sommets des monts. On y entend des roulements de tonnerres. Du reste, dans les vallons, dans les ravins, dans les plis abrités, dans les entredeux d’escarpements, ruisseaux, oiseaux, nids, feuillages, enchantements, flores extraordinaires. Au dessus de l’effrayante arche de l’Aveyron, au milieu de la Mer de Glace, ce paradis appelé le Jardin, l’avez-vous vu? Quel épisode! un chaud soleil, une ombre tiède et fraîche, une vague exsudation de parfums sur les pelouses, on ne sait quel mois de mai perpétuel blotti dans les précipices. Rien n’est plus tendre et plus charmant. Tels sont les poëtes; telles sont les Alpes. Ces grands vieux monts horribles sont de merveilleux faiseurs de roses et de violettes; ils se servent de l’aube et de la rosée mieux que toutes vos prairies et que toutes vos collines, dont c’est l’état pourtant; l’avril de la plaine est plat et vulgaire à côté du leur, et ils ont, ces vieillards immenses, dans leur recoin le plus farouche, un charmant petit printemps à eux, bien connu des abeilles.

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[Livre IV]

[Les Critiques [suite] / Critique]

 

 

 

[III]

 

 

Oreste, ce fatal aîné de Hamlet, n’est point, nous l’avons dit, le seul lien entre Eschyle et Shakspeare; nous avons indiqué une relation, moins aisément perceptible, entre Prométhée et Hamlet. La mystérieuse parenté des deux poëtes éclate, à propos de ce même Prométhée, plus étrangement encore, et sur un point qui, jusqu’ici, a échappé aux observateurs et aux critiques. Prométhée est l’aïeul de Mab. 

Prométhée, comme tous les personnages devenus légendaires, comme Salomon, comme César, comme Mahomet, comme Charlemagne, comme le Cid, comme Jeanne d’Arc, comme Napoléon, a un prolongement double, l’un dans l’histoire, l’autre dans le conte. Or, le prolongement de Prométhée dans le conte, le voici :

Prométhée, créateur d’hommes, est aussi créateur d’esprits. Il est père d’une dynastie de dives, dont les vieux fabliaux ont conservé la filiation : Elfe, c’est-à-dire le Rapide, fils de Prométhée, puis Elfin, roi de l’Inde, puis Elfinan, fondateur de Cléopolis, ville des fées, puis Elfilin, bâtisseur de la muraille d’or, puis Elfinell, le vainqueur de la bataille des démons, puis Elfant, qui construisit Panthée tout en cristal, puis Elfar, qui tua Bicéphale et Tricéphale, puis Elfinor le mage, une espèce de Salmonée qui fit sur la mer un pont de cuivre sonnant comme la foudre, non imitabile fulmen ære et cornipedum pulsû simulârat equorum, puis sept cents princes, puis Elficléos le Sage, puis Elféron le beau, puis Oberon, puis Mab. Admirable fable qui, avec un sens profond, rattache le sidéral au microscopique et l’infiniment grand à l’infiniment petit.

Et c’est ainsi que l’infusoire de Shakspeare se relie au titan d’Eschyle.

La fée, trainée sur le nez des hommes endormis dans son carrosse plafonné d’une aîle de sauterelle, par huit moucherons attelés avec des rayons de lune et fouettés d’un fil de la Vierge, la fée atome a pour ancêtre le prodigieux titan, voleur d’astres cloué sur le Caucase, un poing aux Portes Caspiennes, l’autre aux Portes d’Ararat, un talon sur la source du Phase, l’autre talon au Validus-Murus bouchant le passage entre la montagne et la mer, colosse dont le soleil, selon que le jour se levait ou se couchait, projetait le profil tantôt sur l’Europe jusqu’à Corinthe tantôt en Asie jusqu’à Bangalore.

Du reste, Mab, qui s’appelle aussi Tanaquil, a toute l’inconsistance flottante du rêve. Dans Huon de Bordeaux, elle se nomme Gloriande et a pour amant Jules César, et Obéron est son fils; dans Spenser, elle se nomme Gloriana, et Obéron est son père; dans Shakspeare, elle se nomme Titania, et Obéron est son mari. Titania, ce nom rejoint Mab au Titan, et Shakspeare à Eschyle.

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[IV]

 

 

Un homme considérable de notre temps, historien illustre, orateur puissant et grave, un des précédents traducteurs de Shakespeare, se trompe, à notre avis, quand il regrette, ou paraît regretter, le peu d’influence de Shakspeare sur le théâtre du dix-neuvième siècle. + + + + + « — Le système de Shakspeare, dit-il , peut fournir, ce me semble, les plans d’après lesquels le génie doit désormais travailler. » Nous n’avons jamais été de cet avis,  pour nous Shakspeare est un génie et non un système. Ce que Shakespeare a fait est fait une fois pour toutes. Il n’y a point à y revenir. Admirez ou critiquez, mais ne refaites pas. C’est fait.

Un critique distingué, mort depuis peu, M. Chaudesaigues, accentue encore ce reproche : « On a, dit-il, °restauré° Shakespeare sans le suivre. L’école romantique n’a point imité Shakespeare. C’est là son tort. » C’est là son mérite. On l’en blâme; nous l’en louons. M. de Musset l’a dit dans son vers charmant : Mon verre n’est pas grand, mais je bois dans mon verre. Le théâtre contemporain est ce qu’il est, mais il est lui-même. Le théâtre contemporain a pour devise : Sum, non sequor. Il n’appartient à aucun « système ». Il a sa loi propre, et il l’accomplit. Il a sa vie propre, et il en vit.

Le théâtre contemporain n’a pas plus suivi Shakspeare qu’il n’a suivi Eschyle. Quel embarras, pour qui voudrait imiter et copier, que le choix entre ces deux créateurs ! Eschyle et Shakspeare semblent faits pour prouver que les contraires peuvent être admirables. Le point de départ de l’un est absolument opposé au point de départ de l’autre. Eschyle, c’est la concentration; Shakespeare, c’est la dispersion. Il faut applaudir l’un parce qu’il est condensé, et l’autre parce qu’il est épars; à Eschyle  l’unité, à Shakespeare l’ubiquité. A eux deux ils se partagent Dieu. Et, comme de tels esprits sont toujours complets, on sent dans le drame un d’Eschyle se mouvoir toute la liberté de la passion, et dans le drame répandu de Shakespeare converger tous les rayons de la vie. L’un part de l’unité, et arrive au multiple, l’autre part du multiple et arrive à l’unité.

Ceci éclate avec une saisissante évidence, particulièrement quand on confronte Hamlet avec Oreste. Double page extraordinaire, recto et verso de la même idée, et qui semble écrite exprès pour prouver à quel point deux génies différents faisant la même chose, font deux choses différentes.

[V]

°Shakespeare° c’est, au plus haut degré, un génie humain et général, mais comme tous les vrais génies, c’est en même temps un esprit idiosyncratique et personnel. Loi : le poëte part de lui pour arriver à nous. C’est là ce qui fait le poëte inimitable.

Etudiez Shakspeare, et voyez quelle résolution il a d’être lui-même. N’attendez aucune concession de son Moi. Ce n’est pas, certes, l’égoïste, mais c’est le volontaire. Il veut. Il donne à l’art ses ordres, dans les limites de son œuvre, bien entendu. Car ni l’art d’Eschyle, ni l’art d’Aristophane, ni l’art de Plaute, ni l’art de Machiavel, ni l’art de Calderon, ni l’art de Molière, ni l’art de Beaumarchais, ni aucune des formes de l’art vivant chacune de la vie spéciale d’un génie, n’obéiraient aux ordres donnés par Shakespeare. L’art ainsi entendu, c’est la vaste égalité, et c’est la profonde liberté; la région des égaux est aussi la région des libres.

Une des grandeurs de Shakespeare, c’est son impossibilité d’être modèle. Voulez-vous vous rendre compte de son idiosyncrasie, ouvrez la première venue de ses pièces. C’est toujours, d’abord et avant tout, Shakespeare. Quoi de plus personnel que Troylus et Cressida? Une Troie comique! Voici Beaucoup de bruit pour rien, une tragédie qui aboutit à un éclat de rire. Voici le Conte d’hiver, pastorale drame. Shakspeare est chez lui. Voulez-vous voir un despotisme, voyez sa fantaisie. Quelle volonté de rêve! quel parti pris de vertige! quel absolutisme dans l’indécis et le flottant! Le rêve emplit à tel point quelques-unes de ses pièces que l’homme s’y déforme et y est plus nuage qu’homme. L’Angelo de Mesure pour Mesure est un tyran de brouillard. Il se désagrège et s’efface. Le Léontès du Conte d’hiver est un Othello qui se dissipe. Dans Cymbeline, on croit que Jachimo va devenir Iago, mais il fond. Le songe est là partout. Regardez passer Mamilius, Posthumus, Hermione, Perdita. Une brute devient raisonnable, témoin le constable Lecoude de Mesure pour Mesure. Un idiot a tout à coup de l’esprit, témoin Cloten de Cymbeline. Un roi de Sicile est jaloux d’un roi de Bohême. La Bohême a des rivages. Les bergers y ramassent des enfants. Thésée, duc, épouse Hippolyte, amazone. Oberon s’y mêle. Car ici c’est la volonté de Shakespeare de rêver; ailleurs il pense.

Disons plus, là où il rêve, il pense encore; avec une profondeur autre, mais égale.

Laissez les génies tranquilles dans leur originalité. Il y a du sauvage dans ces civilisateurs mystérieux. Même dans leur comédie, même dans leur bouffonnerie, même dans leur rire, même dans leur sourire, il y a l’inconnu. On y sent l’horreur sacrée de l’art, et la terreur toute-puissante de l’imaginaire mêlé au réel. Chacun d’eux est dans sa caverne, seul. Ils s’entendent de loin, mais ne se copient pas. Nous ne sachons point que l’hippopotame imite le barrissement de l’éléphant.

Entre lions on ne se singe pas.

Un jour, à Sainte-Hélène, M. de Lascases disait : – Sire, puisque vous avez été maître de la Prusse, à votre place, j’aurais pris dans le tombeau de Potsdam, où elle est déposée, l’épée du grand Frédéric, et je l’aurais portée. — Niais, répondit Napoléon, j’avais la mienne

L’œuvre de Shakspeare est absolue, souveraine, impérieuse, éminemment solitaire, mauvaise voisine, et veut rester sans copie.

Imiter Shakespeare serait aussi insensé qu’imiter Racine serait bête.

[VI]

Entendons-nous sur un mot fort usité de toutes parts, profanum vulgus, cri d’un poëte accentué par les pédants. Ce profanum vulgus est un peu le projectile de tout le monde. Fixons le sens de ce mot. Qu’est-ce que le profane vulgaire? L’école dit : C’est le peuple. Et nous, nous disons : C’est l’école.

Mais d’abord définissons cette expression, l’école. Quand nous disons l’école, que faut-il sous-entendre? Indiquons-le. L’école, c’est la résultante des pédantismes; l’école, c’est l’excroissance littéraire du budget; l’école, c’est le dogme intellectuel dominant dans les divers enseignements autorisés et officiels, soit de la presse, soit de l’état, depuis le feuilleton de théâtre de la préfecture jusqu’aux biographies et encyclopédies estampillées et colportées, et faites parfois, raffinement, par des républicains agréables à la police; l’école, c’est l’orthodoxie classique et scholastique à enceinte continue, une espèce de Chine qui s’appelle la Grèce; l’école, c’est, résumées dans une concrétion qui fait partie de l’ordre public, toute la science des pédagogues, toute l’histoire des historiographes, toute la poésie des lauréats, toute la philosophie des sophistes, toute la critique des magisters, toute la férule des ignorantins, toute la religion des bigots, toute la pudeur des prudes, toute la métaphysique des ralliés, toute la justice des salariés, toute la flatterie des courtisans, toute la diatribe des thuriféraires, toute l’indépendance des domestiques, toute la certitude des vues basses et des âmes basses. L’école hait Shakspeare. Elle le prend en flagrant délit de fréquentation populaire, allant et venant dans les carrefours, « trivial, » disant à tous le mot de tous, parlant la langue publique, jetant le cri humain comme le premier venu, accepté de ceux qu’il accepte, applaudi par des mains noires de goudron, acclamé par tous les rauques enrouements qui sortent du travail et de la fatigue. Le drame de Shakspeare est peuple. L’école s’indigne et dit : Odi profanum vulgus. Il y a de la démagogie dans cette poésie en liberté; l’auteur de Hamlet « sacrifie à la canaille ».

Soit. Le poëte « sacrifie à la canaille ».

Si quelque chose est grand, c’est cela.

Il y a là au premier plan, partout, en plein soleil, dans la fanfare, les hommes puissants suivis des hommes dorés. Le poëte ne les voit pas, ou, s’il les voit, il les dédaigne. Il lève les yeux, et regarde Dieu; puis il baisse les yeux, et regarde le peuple. Elle est tout au fond de l’ombre, presque invisible à force de submersion dans les ténèbres, cette foule fatale, cette vaste et lugubre souffrance amoncelée, cette vénérable populace des déguenillés et des ignorants. Chaos d’âmes. Cette multitude de têtes ondule obscurément comme les vagues d’une mer nocturne. De temps en temps passent sur cette surface, comme une rafale sur l’eau, une catastrophe, une guerre, une peste, une favorite, une famine. Cela fait un frémissement qui dure peu, le fond de la douleur étant immobile comme le fond de l’océan. Le désespoir dépose on ne sait quel plomb horrible. Le dernier mot de l’abîme est stupeur. C’est donc la nuit. C’est, sous de funèbres épaisseurs derrière lesquelles tout est indistinct, la sombre mer des pauvres. Ces accablés se taisent; ils ne savent rien, ils ne peuvent rien, ils ne demandent rien, ils ne pensent rien; ils subissent. Plectuntur Achivi. Ils ont faim et froid. On voit leur chair indécente par les trous des haillons; qui fait ces haillons? la pourpre. La nudité des vierges vient de la nudité des odalisques. Des guenilles tordues des filles du peuple tombent des perles pour la Fontanges et la Pompadour. C’est la famine qui dore Versailles. Toute cette ombre vivante et mourante remue, ces larves agonisent, la mère manque de lait, le père manque de travail, les intelligences manquent de lumière; s’il y a là dans ce dénûment un livre, il ressemble à la cruche, tant ce qu’il offre à la soif des intelligences est insipide ou corrompu. Le groupe des petits est pâle. Tout cela expire et rampe; et, à leur insu peut-être, tandis qu’ils se courbent et se résignent, de toutes ces inconsciences où le droit réside cependant, du sourd murmure de toutes ces pauvres haleines mêlées, sort on ne sait quelle voix confuse, mystérieux brouillard du verbe, arrivant syllabe à syllabe dans l’obscurité à des prononciations de mots extraordinaires : Avenir, Humanité, Liberté, Egalité, Progrès. Et le poëte écoute, et il entend; et il regarde, et il voit; et il se penche de plus en plus, et il pleure. Et tout à coup, grandissant d’un grandissement étrange, puisant dans toutes ces ténèbres sa propre transfiguration, il se redresse, terrible et tendre, au dessus de tous les misérables, de ceux d’en haut comme de ceux d’en bas, avec des yeux éclatants.

Et il demande compte à grand cris. Et il dit : Voici l’effet! Et il dit : Voici la cause. Le remède, c’est la lumière. Erudimini. Et il ressemble à un grand vase plein d’humanité que la main qui est dans la nuée secouerait, et d’où tomberaient sur la terre de larges gouttes, brûlure pour °les oppresseurs°, rosée pour les opprimés. Ah! vous trouvez cela mauvais, vous autres. Eh bien, nous le trouvons bon. Nous trouvons juste que quelqu’un parle quand tous souffrent. Les ignorances qui jouissent et les ignorances qui subissent ont un égal besoin d’enseignement. La loi de fraternité dérive de la loi de travail. S’entre-tuer a fait son temps ; l’heure est venue de s’entr’aider. C’est à promulguer ces vérités que le poëte est bon. Pour cela il faut qu’il soit peuple; pour cela il faut qu’il soit populace; c’est à dire qu’apportant le progrès, il ne recule pas devant le coudoiement du fait, quelque difforme que le fait soit encore. La distance actuelle du réel à l’idéal ne peut être mesurée autrement. D’ailleurs traîner un peu le boulet complète Vincent de Paule. Hardi donc à la promiscuité triviale, à la métaphore populaire, à la grande vie en commun avec ces exilés de la joie qu’on nomme les pauvres! le premier devoir des poëtes est là. Ô peuple, il est utile, il est nécessaire que ton souffle traverse ces toutes-puissantes âmes. Tu as quelque chose à leur dire. Il est bon qu’on sente dans Euripide les marchandes d’herbes d’Athènes et dans Shakspeare les matelots de Londres.

Sacrifie à « la canaille », ô poëte! sacrifie à cette infortunée, à cette déshéritée, à cette vaincue, à cette vagabonde, à cette va-nu-pieds, à cette affamée, à cette répudiée, à cette désespérée, sacrifie-lui, s’il le faut et quand il le faut, ton repos, ta fortune, ta joie, ta patrie, ta liberté, ta vie. La canaille, c’est le genre humain dans la misère. La canaille, c’est le commencement douloureux du peuple. La canaille, c’est la grande victime des ténèbres. Sacrifie-lui! sacrifie-toi! laisse-toi chasser comme Voltaire à Ferney, comme d’Aubigné à Genève, comme Dante à Vérone, comme Juvénal à Syène,  comme Eschyle à Ségeste, comme Isaïe à Asiongaber! sacrifie à la canaille. Sacrifie-lui ton or, et ta chair qui est plus que ton or, et ta pensée qui est plus que ta chair, et ton amour qui est plus que ta pensée; sacrifie-lui tout, excepté la justice. Ecoute ce qu’elle a à t’avouer et à te dénoncer. Tends-lui l’oreille, la main, les bras, le cœur. Fais tout pour elle, hormis le mal. Hélas! elle souffre tant, et elle ne sait rien. Corrige-la, avertis-la, instruis-la, guide-la, élève-la. Mets-la à l’école de l’honnête. Fais-lui épeler la vérité, montre-lui la raison, cet alphabet, apprends-lui à lire la vertu, la probité, la générosité, la clémence. Tiens ton livre tout grand ouvert, sois là, attentif, vigilant, bon, fidèle, humble. Allume les cerveaux, enflamme les âmes, éteins les égoïsmes, donne l’exemple. Les pauvres sont la privation; sois l’abnégation. Enseigne! rayonne! ils ont besoin de toi. Tu es leur grande soif. Apprendre est le premier pas, vivre n’est que le second. Sois à leurs ordres, entends-tu ! Sois toujours là, clarté. Car il est beau, sur cette terre sombre, pendant cette vie obscure, court passage à autre chose, il est beau que la force ait un maître, le droit, que le progrès ait un chef, le courage, que l’intelligence ait un souverain, l’honneur, que la conscience ait un despote, le devoir, que la civilisation ait une reine, la liberté, et que l’ignorance ait une servante, la lumière.

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[Livre VI]

[Le Beau serviteur du Vrai]

 

 

[I]

 

 

Ah ! soyons utiles ! servons  à quelque chose. Ne faisons pas les dégoûtés quand il s’agit d’être efficaces et bons. L’art pour l’art peut être beau, mais l’art pour le progrès est plus beau encore. Rêver la rêverie est bien, rêver l’utopie est mieux. Ah! il vous faut du songe? Eh bien, songez l’homme meilleur. Vous voulez du rêve? en voici : l’idéal. Le prophète cherche la solitude, mais non l’isolement.  Il va dans le désert penser – à qui? aux multitudes. Ce n’est pas aux forêts qu’il parle, c’est aux villes. Ce n’est pas l’herbe qu’il regarde plier au vent, c’est l’homme; ce n’est pas contre les lions qu’il rugit, c’est contre les tyrans. Malheur à toi, Achab! Malheur à toi, Osée! Malheur à vous, rois! Malheur à vous, pharaons! C’est là le cri du grand solitaire. Puis il pleure. Sur quoi? Sur cette éternelle captivité de Babylone subie par Israël jadis, subie par la Pologne, par la Roumanie, par la Hongrie, par Venise, aujourd’hui. Il veille, le penseur bon et sombre, il épie, il guette, il écoute, il regarde, œil dans la nuit. Parlez lui donc de l’art pour l’art, à ce cénobite de l’idéal. Il a son but et il y va, et son but c’est ceci : le mieux. Il s’y dévoue. Il ne s’appartient pas, il appartient à son apostolat. Il est chargé de ce soin immense, la mise en marche du genre humain. Le génie n’est pas fait pour le génie, il est fait pour l’homme. Le génie sur la terre, c’est Dieu qui se donne. Chaque fois que paraît un chef d’œuvre, c’est une distribution de Dieu qui se fait. Le chef d’œuvre est une variété du miracle. De là, dans toutes les religions et chez tous les peuples, la foi aux hommes divins. On se trompe si l’on croit que nous nions la divinité des Christs.

Quelques purs amants de l’art, émus d’une préoccupation qui du reste a sa grandeur, récusent cette formule, l’art pour le progrès, le beau utile, craignant que l’utile ne déforme le beau. Ils tremblent de voir les bras de la muse se terminer en mains de servante. Selon eux, l’idéal peut gauchir dans trop de contact avec le réel. Ils sont inquiets pour le sublime s’il descend jusqu’à l’humanité. Ah! ils se trompent.

L’utile, loin de rapetisser le sublime, l’élargit. L’application du sublime aux choses humaines crée des chefs-d’œuvre inattendus. L’utile, considéré en lui-même et comme élément à combiner avec le sublime, est de plusieurs sortes; il y a de l’utile, qui est tendre, et il y a de l’utile, qui est indigné. Tendre, il désaltère les misérables et crée l’épopée sociale; indigné il flagelle les mauvais, et crée la satire divine. Moïse passe à Jésus la verge, et, après avoir fait jaillir l’eau du rocher, cette verge auguste, la même, chasse du sanctuaire les vendeurs.

Quoi! l’art décroîtrait pour s’être élargi? Un service de plus, c’est une beauté de plus.

Mais on se récrie. Entreprendre la guérison des plaies sociales, amender les codes, dénoncer la loi au droit, prononcer ces hideux mots, bagne, argousin, galérien, fille publique, contrôler les registres d’inscription de la police, rétrécir les dispensaires, sonder le salaire et le chômage, chercher du travail à l’ouvrière, confronter aux oisifs d’en-haut les paresseux d’en bas, faire ouvrir des écoles, montrer à lire aux petits enfants, attaquer la honte, l’infamie, la faute, le vice, le crime, l’ignorance, prêcher la multiplication des abécédaires, proclamer l’égalité du soleil, améliorer la nutrition des intelligences et des cœurs, donner à boire et à manger, réclamer des souliers pour les pieds nus, ce n’est point l’affaire de l’azur. L’art, c’est l’azur. Oui, l’art, c’est l’azur, mais l’azur du haut duquel tombe le rayon qui gonfle le blé, jaunit le maïs, arrondit la pomme, dore l’orange, sucre le raisin. Je le répète, un service de plus, c’est une beauté de plus. Dans tous les cas, où est le dommage ? Murir la betterave, arroser la pomme de terre, entrer en collaboration avec le laboureur, le vigneron et le maraîcher, cela n’ôte pas au ciel une étoile. Ah! l’immensité ne méprise pas l’utilité, et qu’y perd-elle? Est-ce que le vaste fluide vital, que nous appelons magnétique ou électrique, fait de moins splendides éclairs dans la profondeur des nuées parce qu’il consent à servir de pilote à une barque, et a tenir toujours tournée vers le nord la petite aiguille qu’on lui confie? L’aurore est-elle moins magnifique, a-t-elle moins de pourpre et moins d’émeraude, subit-elle une décroissance quelconque de majesté, de grâce et d’éblouissement, parce que, prévoyant la soif d’une mouche, elle sécrète soigneusement dans la fleur la goutte de rosée dont a besoin l’abeille?

On insiste. Poésie sociale, poésie humaine, poésie pour le peuple, promulguer les colères publiques, insulter les tyrans, désespérer les coquins, émanciper l’homme mineur, pousser les âmes en avant et les ténèbres en arrière, savoir qu’il y a des voleurs et des tyrans, nettoyer les cages pénales, Polymnie, manches retroussées, faire ces grosses besognes, fi donc!

Pourquoi pas?

Homère était le géographe et l’historien de son temps, Moïse le législateur du sien, Juvénal le juge du sien, Dante le théologien du sien, Shakspeare le moraliste du sien, Voltaire le philosophe du sien. Nulle région, dans la spéculation ou dans le fait, n’est fermée à l’esprit. Ici un horizon, là des aîles; droit de planer.

Vous dites : La muse est faite pour chanter, pour aimer, pour croire, pour prier. Oui et non. Entendons-nous. Chanter qui? le vide. Aimer quoi? soi-même. Croire quoi? le dogme. Prier quoi? l’idole. Non, voici le vrai : chanter l’idéal, aimer l’humanité, croire le progrès, prier vers l’infini.

Prenez garde, vous qui tracez de ces cercles autour du poëte, vous le mettez hors de l’homme. Etre  hors de l’homme par un côté, par les ailes, par le vol immense, par la brusque disparition possible dans les profondeurs, cela est bien, cela doit être, mais à la condition de la réapparition. Qu’il parte, mais qu’il revienne. Qu’il ait des ailes pour l’infini, mais qu’il ait des pieds pour la terre, et qu’après l’avoir vu planer, on le voie marcher. Qu’il rentre dans l’homme après en être sorti. Qu’après l’avoir vu archange, on le retrouve frère. Que l’étoile qui est dans cet œil pleure une larme, et que cette larme soit la larme humaine. Ainsi humain et surhumain, ce sera le poëte. Mais être tout à fait hors de l’homme, c’est ne pas être. Montre-moi ton pied, génie, et voyons si tu as comme moi au talon de la poussière terrestre.

Si tu n’as pas de cette poussière, si tu n’as jamais marché dans mon sentier, tu ne me connais pas et je ne te connais pas. Va-t-en. Tu te crois un ange, tu n’es qu’un oiseau.

Aide des forts aux faibles, aide des grands aux petits, aide des libres aux enchaînés, aide des penseurs aux ignorants, aide du solitaire aux multitudes, telle est la loi, depuis Isaïe jusqu’à Voltaire. Qui ne suit pas cette loi peut être un génie, mais n’est qu’un génie de luxe. En ne maniant point les choses de la terre, il croit s’épurer, il s’annulle. Il est le raffiné, il est le délicat, il peut être l’exquis; il n’est pas le grand. Le premier venu, grossièrement utile, mais utile, a droit de demander en voyant ce génie bon à rien : Qu’est-ce que ce fainéant? L’amphore qui refuse d’aller à la fontaine mérite la huée des cruches.

Grand celui qui se dévoue! Même accablé, il reste serein, et son malheur est heureux. Non, ce n’est pas une mauvaise rencontre pour le poëte que le devoir. Le devoir a une sévère ressemblance avec l’idéal. L’aventure de faire son devoir vaut la peine d’être acceptée. Non, le coudoiement avec Caton n’est point à éviter. Non, non, non, la vérité, l’honnêteté, l’enseignement aux foules, la liberté humaine, la mâle vertu, la conscience, ne sont point des objets de dédain. L’indignation et l’attendrissement, c’est la même faculté tournée vers les deux côtés du douloureux esclavage humain, et les capables de colère sont les capables d’amour. Niveler le tyran et l’esclave, quel but! Or tout un versant de la société actuelle est tyran, et tout l’autre versant est esclave. Redressement redoutable à faire. Il se fera. Tous les penseurs se doivent à ce but. Ils y grandiront. Etre le serviteur de Dieu dans le progrès et l’apôtre de Dieu dans le peuple, c’est la loi de croissance du génie.

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[III]

 

 

L’histoire entière constate la collaboration de l’art au progrès. Dictus ob hoc lenire tigres. Le rhythme est une puissance. Puissance que le moyen-âge connaît et subit non moins que l’antiquité. La deuxième barbarie, la barbarie féodale, redoute, elle aussi, cette force, le vers. Les barons, peu timides, sont interdits devant le poëte. Qu’est-ce que c’est que cet homme? Ils craignent qu’une male chanson ne soit chantée. L’esprit de civilisation est avec cet inconnu. Les vieux donjons pleins de carnage ouvrent leurs yeux fauves et flairent l’obscurité; l’inquiétude les prend. La féodalité tressaille. L’antre est troublé. Les dragons et les hydres sont mal à l’aise. Pourquoi? c’est qu’il y a là un dieu invisible.

Il est curieux de constater cette puissance de la poésie  là où la sauvagerie est la plus épaisse, particulièrement en Angleterre, dans cette dernière profondeur féodale. Penitus toto divisos orbe Britannos. A en croire la légende, forme de l’histoire aussi vraie qu’une autre, c’est grâce à la poésie que Colgrim, assiégé par les bretons, est secouru dans York par son frère Bardulph le Saxon, que le roi Awlaf pénètre dans le camp d’Athelstan, que le roi de Northumbre est délivré par les gallois d’où cette devise celtique du prince de Galles : Ich dien, qu’Alfred, roi d’Angleterre, triomphe de Gitro, roi des danois, et que Richard-Cœur-de-Lion sort de la prison de Losenstein. Ranulph, comte de Chester, attaqué dans son château de Rothelan, est sauvé par l’intervention des minstrels, ce que constatait encore sous Elisabeth le privilège accordé aux minstrels patronnés par les lords Dutton. Le poëte avait droit d’objurgation; en 1316 le jour de la Pentecôte, Edouard II étant à table dans la grande salle de Westminster avec les pairs d’Angleterre, une femme minstrel à cheval entra dans la salle, en fit le tour, salua Edouard II, prédit à voix haute au mignon Spencer la potence et l’émasculation par la main du bourreau et au roi la corne au moyen de laquelle un fer rouge lui serait enfoncé dans les intestins, déposa sur la table devant le roi une lettre, et s’en alla; et personne ne lui dit rien. Aux fêtes, les minstrels passaient avant les prêtres, et étaient plus honorablement traités. A Abingdon, à une fête de la Sainte-Croix, chacun des douze prêtres reçut quatre pences, et chacun des douze minstrels deux shellings. Au prieuré de Maxtoke l’usage était qu’on fît souper les minstrels dans la chambre Peinte, éclairée par huit grosses chandelles de cire. A mesure qu’on avance vers le Nord, il semble que le grandissement de la brume grandisse le poëte. En Ecosse, il est énorme. La légende des scaldes égale la légende des rhapsodes. A l’approche d’Edouard d’Angleterre, les bardes couvrent Stirling comme les trois cents avaient couvert Sparte, et ils ont leurs Thermopyles, égales à celles de Léonidas. Ossian, parfaitement certain et réel, a eu un plagiaire; ce n’est rien; mais ce plagiaire a fait plus que le voler, il l’a affadi. Ne connaître Fingal que par Macpherson, c’est comme si l’on ne connaissait Roland que par Tressan. Il y a à Staffa la pierre du poëte, clachan an bairdh, ainsi nommée, suivant beaucoup d’antiquaires, bien avant la visite de Walter Scott aux Hébrides. Cette chaise du Barde, grande roche creuse offerte à l’envie de s’asseoir qu’aurait un géant, est à l’entrée de la grotte. Autour d’elle il y a les vagues et les nuées. Derrière le Clachan an Bairdh s’entasse et se dresse la mystérieuse géométrie des prismes basaltiques et le pêle-mêle des colonnades brisées de l’effrayant édifice. La galerie de Fingal se prolonge, la mer se brise là avant d’entrer sous ce plafond terrible. Le soir on croit voir dans  cette chaise une forme accoudée; — c’est le fantôme, — disent les pêcheurs du clan des Mackinnons; et personne n’oserait, même en plein jour, monter jusqu’à ce siège redoutable; car à l’idée de la pierre est liée l’idée du sépulcre, et sur la chaise de granit il ne peut s’asseoir que l’homme d’ombre.

 

 

 

[IV]

 

 

La pensée est pouvoir.

Toute force constitue un devoir. Au siècle où nous sommes, cette force doit-elle rentrer au repos, ce devoir doit-il fermer les yeux, et le moment est-il venu pour l’art de désarmer? Moins que jamais. La caravane humaine est parvenue sur un haut plateau, et l’horizon étant plus vaste, l’art a plus à faire. Voilà tout. A tout élargissement d’horizon correspond un agrandissement de devoir. Nous ne sommes pas au but. La concorde condensée en félicité, la civilisation résumée en harmonie, cela est loin encore. Au dix-neuvième siècle, ce rêve était si lointain qu’il semblait coupable; on chassait l’abbé de St Pierre de l’académie pour l’avoir fait. Ce songe s’est un peu rapproché; mais nous n’y touchons pas encore. Les peuples, ces orphelins qui cherchent leur mère, ne tiennent pas encore dans leur main le pan de la robe de la paix. Il y a encore autour de nous une quantité suffisante d’esclavage, de sophisme, de guerre et de mort pour que l’esprit de civilisation ne se dessaisisse d’aucune de ces forces. Tout le droit divin ne s’est pas dissipé. Ce qui a été Ferdinand VII en Espagne, Ferdinand II à Naples, George IV en Angleterre, Nicolas en Russie, cela flotte encore. Un reste de spectres plane. Des inspirations descendent de cette nuée fatale sur des porte-couronne qui méditent accoudés sinistrement. La civilisation n’en a pas fini avec les octroyeurs de constitutions, avec les propriétaires de peuples, et avec les hallucinés héréditaires qui s’affirment majestés par la grâce de Dieu, et se croient sur le genre humain droit de manumission. Il importe de faire un peu obstacle, de montrer au passé de la mauvaise volonté, et d’apporter à ces hommes, à ces dogmes, à ces vieux rêves qui s’obstinent, à ces principes, à ces princes,  quelque empêchement. L’intelligence, la pensée, la science, l’art sévère, la philosophie, doivent veiller et prendre garde aux malentendus. Les faux droits mettent parfaitement en mouvement de vraies armées. Il y a des Polognes égorgées à l’horizon. Tout mon souci, disait M. de Musset, c’est la fumée de mon cigare. Moi aussi j’ai pour souci une fumée, la fumée des villes qui brûlent là-bas. Donc mettons de la clarté dans toutes ces choses. Apportez de la lumière, vous qui en avez. Opposons dogme à dogme, principe à principe, énergie à entêtement, vérité à imposture, rêve à rêve, le rêve de l’avenir au rêve du passé, la liberté au despotisme. On pourra s’asseoir, s’étendre tout de son long, et achever de fumer le cigare de la poésie de fantaisie, et rire au décaméron avec l’immense ciel bleu sur sa tête, le jour où la souveraineté d’un roi sera exactement de même dimension que la liberté d’un homme. Jusque-là, peu de sommeil. Je me défie. Mettez des sentinelles partout. N’attendez pas des despotes énormément d’affranchissement. Délivrez-vous vous-mêmes, toutes les Polognes qu’il y a. Décrochez l’avenir de votre propre main. N’attendez pas que votre chaîne se forge d’elle-même en clef des champs. Des marseillaises! Des marseillaises! Allons, enfants de la patrie ! Ayez dans les bonnes intentions d’en haut juste assez de foi pour prendre les armes. Les hypocrisies et les apologies, étant piège, sont un danger de plus. Nous vivons dans un temps où l’on voit des publicistes louer la magnanimité des ours blancs et l’attendrissement des panthères. Amnistie, clémence, grandeur d’âme, une ère de félicité s’ouvre, on est paternel, voyez tout ce qui est déjà fait, il ne faut pas croire qu’on ne marche point avec son siècle, nos bras sont ouverts, rattachez-vous à l’empire, regardez comme nos serfs sont heureux, les ruisseaux vont être de lait, prospérité, liberté, nous gémissons comme vous sur le passé, nous sommes bons, venez, ne craignez rien, petits, petits! Quant à nous, nous en convenons, nous sommes de ceux qui ne mettent nul espoir dans la glande lacrymale des crocodiles.

Les difformités publiques régnantes imposent à la conscience du penseur, philosophe ou poëte, des obligations austères. Incorruptibilité doit tenir tête à corruption. Il est plus que jamais nécessaire de montrer aux hommes l’idéal, ce miroir où est la face de Dieu.

 

 

 

[II]

 

 

Il y a deux poëtes; le poëte du caprice et le poëte de la logique; et il y a un troisième poëte, composé de l’un et de l’autre, les corrigeant l’un par l’autre, les complétant l’un par l’autre, et les résumant dans une entité plus haute. Ce sont les deux statures en une seule. Ce troisième-là est le premier. Il a le caprice, et il suit le souffle ; il a la logique, et il suit le devoir. Le premier écrit le cantique des cantiques, le deuxième écrit le Lévitique ; le troisième écrit les Psaumes et les Prophéties. Le premier est Horace, le second est Lucain ; le troisième est Juvénal. Le premier est Pindare, le second est Hésiode ; le troisième est Homère.

Aucune perte de beauté ne résulte de la bonté. Le lion, pour avoir la faculté de s’attendrir, est-il moins beau que le tigre? Aimer n’a jamais empêché de plaire.  Etre utile, ce n’est qu’être utile; être beau, ce n’est qu’être beau; être utile et beau, c’est être sublime. C’est ce qu’est St Paul au premier siècle, Tacite et Juvénal au deuxième, Dante au treizième, Shakspeare au seizième, Milton et Molière au dix-septième.

  Entre deux vers, l’un de Pindare, déifiant un cocher ou glorifiant les clous d’airain de la roue d’un char, l’autre d’Archiloque, si terrible qu’après l’avoir lu Jeffryes interromprait ses crimes et s’irait pendre au gibet dressé par lui pour les honnêtes gens, entre ces deux vers, à beauté égale, je préfère le vers d’Archiloque.

Dans les temps antérieurs à l’histoire, là où la poésie est fabuleuse et légendaire, elle a une grandeur titanique. De quoi se compose cette grandeur? d’utilité. Orphée apprivoise les bêtes fauves; dictus ob hoc lenire tigres; Amphion bâtit des villes. Le poëte dompteur et architecte, Linus aidant Hercule, Musée assistant Dédale, le vers force civilisante, telle est l’origine. La tradition est d’accord avec la raison. Le bon sens des peuples ne s’y trompe pas. Il invente toujours des fables dans le sens de la vérité. Tout est grand dans ces lointains grossissants. Eh bien, le poëte belluaire, que vous admirez dans Orphée, reconnaissez-le dans Juvénal.

Nous insistons sur Juvénal. °Peu de poëtes ont été plus insultés, plus contestés, plus calomniés.° Ces grands haïsseurs du mal sont haïs par tous les flatteurs de la force et du succès. La tourbe des commentateurs sophistes, des pédants  historiographes, des scoliastes entretenus et nourris, des gens de cour et d’école, fait obstacle à la gloire des punisseurs et des vengeurs. Elle coasse autour de ces aigles. La première ++++ ne rend pas justice aux + . Ces pauvres chers vices payants, ces excellents rois  bons princes, son altesse Trimalcion, sa majesté Claude, cette charmante madame Messaline qui donne de si belles fêtes, et qui dure et qui se perpétue, toujours couronnée, s’appelant Théodora, puis Frédégonde, puis Agnès, puis Marguerite de Bourgogne, puis Isabeau de Bavière, puis Catherine de Russie, puis Caroline de Naples, etc., tous ces grands seigneurs, les crimes, toutes ces belles dames, les turpitudes, leur fera-t-on le chagrin de consentir au triomphe de Juvénal? Non. Guerre au fouet au nom des sceptres! guerre à la verge au nom des boutiques. C’est bien. Faites, courtisans, pédagogues et scribes. Faites, publicains et pharisiens. Cela n’empêche pas la république de remercier Juvénal et le temple d’approuver Jésus.  

   Jésus, Juvénal, Dante, ce sont des vierges. Remarquez leurs yeux baissés. Une clarté sort de leurs cils sévères. Il y a de la chasteté dans la colère du juste contre l'injuste. L'imprécation peut être aussi sainte que l'hosanna, et l'indignation a parfois la pureté même de la vertu. En fait de blancheur, l'écume n'a rien à envier à la neige.

   Tout récemment, - puisque cette parenthèse est ouverte, ne la fermons pas encore ; d’ailleurs elle va au but – un nouveau venu, allemand, je crois, un chevalier de Messaline et de Néron, a rejeté l’indignation à la face de Juvénal et de Tacite. Selon ce critique, Juvénal a pris en traître toute cette Rome des césars ; Tacite aussi. Ces cochers du char des foudres auraient dû crier gare. Ni le poëte, ni l’historien n’ont le droit de laisser tomber sur des têtes, même royales, de telles condamnations. Ce sont plus que des condamnations, ce sont des exécutions. Ces effrayantes exécutions que fait Juvénal, que fait Tacite, que fait Dante, serrent le cœur. Le critique n’admet pas que ces justiciers sortent brusquement du nuage derrière les maîtres du monde et que Juvénal exécute Messaline, et que Tacite exécute Tibère, et que Dante exéute Boniface VIII, sans avertissement préalable. Est-ce que ce n’est pas lamentable d’être dans les serres de ces génies ? Est-ce qu’il n’y a pas lieu de plaindre – pourquoi pas ? – ces pauvres tyrans ? Est-ce que ne les voilà pas maintenant victimes ? Est-ce qu’avant de les supplicier de ce supplice éternel devant la postérité, leurs bourreaux sublimes n’auraient pas dû trouver un moyen quelconque de les prévenir, de les inquiéter, de les conseiller, de leur montrer une autre voie, de les mettre en demeure ? Les coupables eussent reculé peut-être et évité ce sort terrible, le pilori devant les siècles. Historiens et poëtes ont dépassé leur droit.

 

 

 

[V]

 

 

 

Il existe en littérature et en philosophie des Jean qui pleure et Jean qui rit, des Héraclites masqués d’un Démocrite, hommes souvent très grands, comme Voltaire. Ce sont des ironies qui gardent leur sérieux, quelquefois tragique. Ces hommes-là, sous la pression des pouvoirs de leur temps, parlent à double sens. Un des plus profonds, c’est Bayle ( le puissant penseur de Rotterdam. Ne pas écrire Beyle.) Quand Bayle écrit avec sang-froid ceci : – « Il vaut mieux affaiblir la grâce d’une pensée que d’irriter un tyran » – je souris, je connais l’homme, je songe au persécuté presque proscrit, et je sens bien qu’il s’est laissé aller à la tentation d’affirmer, uniquement pour me donner la démangeaison de contester. Mais quand c’est un poëte qui parle, un poëte en pleine liberté, riche, heureux, puissant même,  on s’attend à un enseignement net, franc, salubre, on ne peut croire qu’il puisse venir à un tel homme quoi que ce soit qui ressemble à une désertion de la conscience, et c’est avec la rougeur au front qu’on lit ceci : – « Ici-bas, en temps de paix, que chacun balaie devant sa porte. En guerre, si l’on est vaincu, que l’on s’accommode avec la troupe. »  —. . . . . —  « Que l’on mette  en croix chaque enthousiaste à sa trentième année. S’il connaît le monde une fois, de dupe il devient fripon. »  —. . . . . —  « La sainte liberté de la presse, quelle utilité, quels fruits, quel avantage vous offre-t-elle? Vous  en avez la démonstration certaine : un profond mépris de l’opinion publique. »  —. . . . .   — « Il est des gens qui ont la manie de fronder tout ce qui est grand : ce sont ceux-là qui se sont attaqués à la Sainte-Alliance;  et pourtant, rien n’a été imaginé de plus auguste et de plus salutaire à l’humanité. » — . . . . . Ces choses, diminuantes pour celui qui les a écrites, sont signées Gœthe. L’indifférence au bien et au mal porte à la tête, on peut en être ivre, et voilà où l’on arrive. Ce spectacle est sombre. Ici l’ilote est un esprit.

Entrer en passion pour le bien, pour le vrai, pour le juste; souffrir dans tous les souffrants; tous les coups frappés par tous les bourreaux sur la chair humaine, les sentir sur son âme; être flagellé dans le Christ et fustigé dans le nègre; s’indigner et se lamenter; escalader, titan, cette cime féroce où Pierre et César font fraterniser leurs glaives ; entasser dans cette escalade l’Ossa du réel sur le Pélion de l’idéal ; faire une vaste distribution d’espérance; profiter de l’ubiquité du livre pour être partout à la fois avec une pensée de consolation; et diffuser cette littérature; pousser pêle-mêle hommes, femmes, enfants, peuples, rois, bourreaux, tyrans, victimes, prolétaires, serfs, esclaves, maîtres, vers l’avenir, précipice aux uns, délivrance aux autres; aller, hâter, marcher, courir, penser, vouloir, voilà qui est bien. Cela vaut la peine d’être poëte. Prenez garde, vous perdez le calme. Sans doute. Mais je gagne la colère. Viens me souffler dans les aîles, ouragan!

Il y a eu, dans ces dernières années, un instant où l’impassibilité était recommandée aux poëtes comme condition de majesté. Etre indifférent, cela s’appelait être olympien. Où avait-on vu cela? Voilà un Olympe guère ressemblant. Les olympiens ne sont que passion. L’humanité démesurée, telle est leur divinité. Ils combattent sans cesse. L’un a un arc, l’autre une lance, l’autre une épée, l’autre une massue, l’autre la foudre. Il y en a un qui force les léopards à le traîner. Un autre, la sagesse, a coupé la tête de la nuit hérissée de serpents et l’a clouée sur son bouclier. Tel est le calme des olympiens. Leurs colères font rouler des tonnerres d’un bout à l’autre de l’Iliade et de l’Odyssée.

Ces colères, quand elles sont justes, sont bonnes. Le poëte qui les a est le vrai olympien. Juvénal, Dante et Milton avaient ces colères. Molière aussi. L’âme d’Alceste laisse échapper de toutes parts l’éclair des « haines vigoureuses ».

Louis XIV trouvait Racine bon à coucher dans sa chambre quand il était, lui le roi, malade, faisant ainsi du poëte le second de son apothicaire, grande protection aux lettres; mais il ne demandait rien de plus aux beaux esprits, et l’horizon de son alcove lui semblait suffisant pour eux. Un jour, Racine, un peu poussé par madame de Maintenon, s’avisa de sortir de la chambre du roi et de regarder le galetas du peuple. Louis XIV frappa Racine d’un coup d’œil meurtrier. Mal en prend aux poëtes d’être gens de cour, et de faire ce que leur demandent les maîtresses de roi. Racine, sur la suggestion de la Maintenon, risque une remontrance qui le fait chasser de la cour, et il en meurt; Voltaire, sur l’insinuation de la Pompadour, aventure un madrigal, maladroit à ce qu’il paraît, qui le fait chasser de France, et il n’en meurt pas. Louis XV, en recevant le madrigal (et gardez tous deux vos conquêtes), s’était écrié : que ce Voltaire est bête!

On comprend que les princes disent aux poëtes : Soyez inutiles; mais on ne comprend pas que les peuples le leur disent. C’est pour le peuple qu’est le poëte. Pro populo poeta, écrivait Agrippa d’Aubigné. Tout à tous, criait Saint Paul. Qu’est-ce qu’un esprit? C’est un nourrisseur d’âmes. Le poëte est à la fois fait de menace et de promesse. L’inquiétude qu’il donne aux puissants mauvais apaise et console les opprimés. C’est la gloire du poëte de mettre un mauvais oreiller au lit de pourpre des bourreaux. C’est souvent grâce à lui que le tyran se réveille en disant : J’ai mal dormi. Tous les esclavages, tous les accablements, toutes les douleurs, toutes les détresses, toutes les faims et toutes les soifs ont droit au poëte. Il a un créancier, le genre humain. Le génie en se donnant paie la dette de Dieu. 

Être le grand serviteur, certes, cela n’ôte rien au poëte. Parce que, dans l’occasion et pour le devoir, il aura poussé le cri d’un peuple, parce qu’il a, quand il le faut, dans la poitrine le sanglot du genre humain, toutes les voix du mystère n’en chantent pas moins en lui. Parler si haut, cela ne l’empêche point de parler bas. Il est le seul être vivant auquel il soit donné de tonner et de chuchoter, ayant en lui, comme la nature, le grondement du nuage et le frémissement de la feuille. Il vient pour une double fonction, une fonction individuelle et une fonction publique, et c’est à cause de cela qu’il lui faut pour ainsi dire deux âmes. Ennius disait : J’en ai trois. Une âme osque, une âme grecque et une âme latine. Il est vrai qu’il ne faisait allusion qu’au lieu de sa naissance, au lieu de son éducation et au lieu de son action civique ; et d’ailleurs Ennius n’était qu’une ébauche de poëte, vaste, mais informe. Pas de poëte sans cette activité d’âme qui est la résultante de la conscience. Les lois morales antiques veulent être constatées, les lois morales nouvelles veulent être révélées; ces deux séries ne coïncident pas sans quelque effort. Cet effort incombe au poëte. Il fait à chaque instant fonction de philosophe. Il faut qu’il défende, selon le côté menacé, tantôt la liberté de l’esprit humain, tantôt la liberté du cœur humain, aimer n’étant pas moins sacré que penser. Rien de tout cela n’est l’art pour l’art. Il arrive au milieu de ces allants et venants qu’on nomme les vivants, pour apprivoiser, comme l’Orphée fabuleux, les mauvais instincts, les tigres qui sont dans l’homme, et, comme l’Amphion légendaire, pour remuer toutes ces pierres, les préjugés et les superstitions, mettre en mouvement des blocs nouveaux, refaire les assises et les bases, et rebâtir la ville, c’est-à-dire la société.

Qu’il y ait déperdition de beauté pour la poésie et de dignité pour le poëte à être utile, on ne peut  énoncer cette proposition sans sourire. En vérité, parce qu’il a pris fait et cause pour Prométhée, l’homme progrès, crucifié sur le Caucase par la force et la violence et rongé vivant par la haine, Eschyle n’est point rapetissé. La flétrissure des tyrans reculant d’effroi devant lui n’amoindrit pas Isaïe. La défense de sa patrie ne gâte point Tyrtée. Le beau n’est pas dégradé pour avoir servi à la liberté et à l’amélioration des multitudes humaines. Un peuple affranchi n’est pas une mauvaise fin de strophe. Non, l’utilité patriotique ou révolutionnaire n’ôte rien à la poésie. Avoir abrité sous ses escarpements ce serment redoutable de trois paysans d’où sort la Suisse libre, cela n’empêche pas le Grütli d’être le soir une colossale masse d’ombre sereine pleine de troupeaux où l’on entend d’innombrables clochettes invisibles tinter doucement sous le ciel clair du crépuscule.

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[Conclusion]

[Livre I]

[Après la mort. – Shakespeare. L’Angleterre]

 

 

 

[II]

 

 

Shakspeare est la grande gloire de l’Angleterre. L’Angleterre en politique a Cromwell, en philosophie Bacon, en science Newton; trois hauts génies. Mais Cromwell est taché de cruauté et Bacon de bassesse; quant à Newton, son édifice s’ébranle en ce moment. Shakespeare est pur, ce que Cromwell et Bacon ne sont pas, et inébranlable, ce que n’est pas Newton. En outre, il est plus haut comme génie. Au dessus de Newton, il y a Copernic et Galilée; au dessus de Bacon, il y a Descartes et Kant; au dessus de Cromwell, il y a Danton et Bonaparte; au dessus de Shakspeare, il n’y a personne. Shakspeare a des égaux, mais pas de supérieurs. C’est un étrange honneur pour une terre d’avoir porté cet homme. On peut lui dire : Alma parens. Sa ville natale est élue ; un éternel rayonnement est sur son berceau ; Stratford sur l’Avon a une certitude que n’ont point Smyrne, Rhodes, Colophon, Salamine, Chio, Argos et Athènes, les sept villes qui se disputent la naissance d’Homère. Shakspeare est un esprit humain; c’est aussi un esprit anglais. Il est très anglais, trop anglais; il est anglais jusqu’à amortir les rois horribles qu’il met en scène quand ce sont des rois d’Angleterre, jusqu’à amoindrir Philippe-Auguste devant Jean-sans-Terre, jusqu’ à absoudre presque Henri VIII; il est vrai que l’œil fixe d’Elisabeth est sur lui. Mais en même temps, insistons-y, car c’est par là qu’il est grand, ce poëte anglais est un génie humain. L’art, comme la religion, a son Ecce Homo. Shakspeare est un de ceux dont on peut dire cette grande parole : Il est l’Homme. Sa place est parmi les plus sublimes dans cette élite de génies absolus qui, de temps en temps accrue d’un nouveau venu splendide, couronne la civilisation et éclaire de son rayonnement immense le genre humain. Shakspeare est Légion. A lui seul il contrebalance notre beau dix-septième siècle français, et presque le dix-huitième. Quand on arrive en Angleterre, la première chose qu’on cherche du regard, c’est la statue de Shakspeare. On trouve la statue de Wellington. Wellington est un général qui a gagné une bataille en collaboration avec le hasard. Si vous vous obstinez, on vous mène à un endroit appelé Westminster, où il y a des rois, une foule de rois; il y a aussi un coin qu’on appelle coin des poëtes, là, dans l’ombre de quatre ou cinq monuments démesurés où resplendissent en marbre et en bronze des inconnus royaux, on vous montre sur un petit piedouche un petit buste et sous ce buste ce nom : WILLIAM SHAKSPEARE. Du reste des statues partout; statue pour Charles, statue pour Edouard, statue pour Guillaume, statues pour trois ou quatre Georges, dont un idiot ;  partout, dans toutes les rues, dans toutes les places, à chaque pas, de gigantesques points d’admiration sous forme de colonnes ; colonne au duc d’York, qui devrait, celle-là, être faite en point d’interrogation; colonne à Nelson, montrée du doigt par le spectre de Caracciolo; colonne à Wellington, déjà nommé; colonnes pour tout le monde; il suffit d’avoir un peu traîné un sabre. A Guernesey, au bord de la mer, sur un promontoire, une haute colonne, pareille à un phare, pour qui ? pour le général Doyle. Qu’a fait ce général Doyle ? il a percé des routes. A ses frais? non, aux frais des habitants. Colonne. Rien pour Shakspeare ; rien pour Milton, rien pour Newton; le nom de Byron est obscène. L’Angleterre en est là, un grand peuple ; et que la France ne rie pas trop haut, avec sa statue de Négrier, ni la Belgique avec sa statue de Belliard, ni la Prusse avec sa statue de Blucher, ni l’Autriche avec sa statue de Schwartzenberg, ni la Russie avec sa statue de Souwaroff. Un jeune homme de vingt ans fait cette action héroïque d’épouser une jolie fille, on lui dresse des arcs de triomphe, on vient le voir par curiosité, on lui envoie le grand-cordon comme le lendemain d’une bataille, on couvre les places publiques de feux d’artifice, des gens qui pourraient avoir des barbes blanches mettent des perruques pour venir le haranguer presque à genoux, on jette en l’air des millions sterling en fusées et en pétards aux applaudissements d’une multitude en haillons ; quoi ce jeune homme a la bonté de faire cela ! Admiration universelle, une grande nation entre en frénésie, une grande ville tombe en pamoison, on loue un balcon sur le passage du jeune homme cinq cents guinées, on s’entasse, on se presse, on s’accroche aux roues de sa voiture, sept femmes sont écrasées par l’enthousiasme, leurs petits enfants sont ramassés morts sous les pieds, cent personnes un peu étouffées sont portées à l’hôpital, la joie est inexprimable. Pendant que ceci se passe à Londres, le percement de l’ithsme de Panama est remplacé par une guerre, le percement de l’ithsme de Suez dépend d’un Saïd-Pacha quelconque, on invente des murailles qui résistent à tous les boulets, après quoi on invente des boulets qui percent toutes les murailles; Byzance contemple Abdul-Azis, Rome va à confesse; Athènes demande un roi,  Paris… Ô terre, trône de la bêtise !

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[Livre II]

[Le dix-neuvième siècle]

 

 

 

Le dix-neuvième siècle ne relève que de lui-même; il ne reçoit l’impulsion d’aucun aïeul; il est le fils d’une idée. Certes, Isaïe, Homère, Aristote, Dante, Shakspeare, ont été ou peuvent être de grands points de départ pour d’importantes formations philosophiques ou poétiques; mais le dix-neuvième siècle a une mère auguste, la Révolution française. Il a ce sang énorme dans les veines. Il révère les génies, et au besoin, méconnus il les salue, ignorés, il les constate, insultés, il les couronne, détrônés, il les replace sur leur piédestal ; il les vénère, mais il ne vient pas d’eux. Il est sa famille à lui tout seul. Il est de sa nature révolutionnaire de se passer d’ancêtres.

Etant génie, il fraternise avec les génies. Quant à sa source, elle est où est la lueur; hors de l’homme. Les mystérieuses gestations du progrès se succèdent selon une loi divine. Le dix-neuvième siècle est en enfantement de civilisation. Il a un continent à mettre au monde. La France le porte, et il  porte l’Europe.

Le groupe grec a été la civilisation, étroite et circonscrite d’abord à la feuille de mûrier, à la Morée; puis la civilisation, gagnant de proche en proche, s’est élargie, et a été le groupe romain; elle est aujourd’hui le groupe français, c’est  à dire toute l’Europe; avec des commencements en Amérique, en Afrique et en Asie. Le plus grand de ces commencements est une république, les Etats-Unis, éclosion aidée par la France dès le siècle dernier. La France, sublime essayeuse du progrès, a fondé une république en Amérique avant d’en faire une chez elle. Et vidit quod esset bonum. Après avoir prêté à Washington cet auxiliaire, Lafayette, la France, rentrant chez elle, a donné à Voltaire éperdu dans son tombeau ce continuateur formidable, Danton. En présence du passé monstrueux, amassant toutes les armes, exhalant tous les miasmes, soufflant toutes les ténèbres, allongeant toutes les griffes, horrible et terrible, le progrès, contraint aux mêmes armes, a eu brusquement cent bras, cent têtes, cent langues de flamme, cent rugissements. Le bien s’est fait hydre. C’est ce qu’on nomme la Révolution.

Rien de plus auguste.

La révolution a clos le dix-huitième siècle et a commencé le dix-neuvième.

Un ébranlement dans les intelligences prépare un bouleversement dans les faits; c’est le dix-huitième siècle. Après quoi la révolution politique faite cherche son expression, et la révolution littéraire et sociale s’accomplit. C’est le dix-neuvième. Romantisme et socialisme, c’est, on l’a dit avec hostilité, mais avec raison, le même fait. Souvent la haine, en voulant injurier, constate, et, autant qu’il est en elle, consolide.

Une parenthèse. Ce mot, romantisme, a comme tous les mots de combat, l’avantage de résumer vivement tout un groupe d’idées; il va vite, ce qui plaît dans la mêlée; mais il a, selon nous, l’inconvénient de limiter le mouvement qu’il représente à un fait de guerre; or ce mouvement est un fait d’intelligence, un fait de civilisation, un fait d’âme; et c’est pourquoi celui qui écrit ces lignes n’a jamais employé les mots romantisme ou romantique. On ne les trouvera acceptés dans aucune des pages de critique qu’il a pu avoir occasion d’écrire. S’il déroge aujourd’hui à cette petite loi de polémique, c’est pour plus de rapidité et sous toutes réserves.

Le triple mouvement littéraire, philosophique et social du dix-neuvième siècle, qui est un seul mouvement, résumé par les mots Romantisme et Socialisme,  n’est autre chose que le courant de la révolution dans les idées. Ce courant, après avoir entraîné les faits, se continue immense dans les esprits.

Ce mot, 93 littéraire, si souvent répété en 1830 contre la littérature contemporaine, n’était pas une insulte autant qu’il voulait l’être. Il était  aussi injuste de l’employer pour caractériser tout le  mouvement littéraire qu’il est inique de l’employer pour qualifier toute la révolution politique; il y a dans ces deux phénomènes autre chose que 93. Mais ce mot, 93 littéraire, avait cela de relativement exact qu’il indiquait, confusément   mais réellement, l’origine du mouvement littéraire propre à notre époque, tout en essayant de la déshonorer. Ici encore la clairvoyance de la haine était aveugle. Ses barbouillages de boue au front de la vérité sont dorure, pourpre et gloire.

La Révolution, tournant climatérique de l’humanité, se compose de plusieurs années. Chacune de ces années exprime une phase, représente un aspect, ou réalise un organe du phénomène. 93, tragique, est une de ces années colossales. Il faut quelquefois aux bonnes nouvelles une bouche de bronze. 93 est cette bouche.

Ecoutez-en sortir l’annonce énorme. Inclinez-vous, et restez effaré, et soyez attendri. Dieu la première fois a dit lui-même fiat lux, la seconde fois il l’a fait dire.

Par qui?

Par 93.

Donc, nous hommes du dix-neuvième siècle, tenons à honneur cette injure : — Vous êtes 93.

Mais qu’on ne s’arrête pas là. Nous sommes 89 aussi bien que 93. La Révolution, toute la Révolution, voilà la source de la littérature du dix-neuvième siècle.

Sur ce, faites-lui son procès, à cette littérature, ou son triomphe, haïssez-la ou aimez-la, selon la quantité d’avenir que vous avez en vous, outragez-la ou saluez-la; elle est la déduction logique du grand fait chaotique et génésiaque que nos pères ont vu et qui a donné un nouveau point de départ au monde. Qui est contre ce fait, est contre elle; qui est pour ce fait, est pour elle. Ce que ce fait vaut, elle le vaut. Les écrivains des réactions ne s’y trompent pas; là où il y a de la révolution, patente ou latente, le flair catholique et royaliste est infaillible; ces lettrés du passé décernent à la littérature contemporaine une honorable quantité de diatribe; leur aversion est de la convulsion; un de leurs journalistes, qui est, je crois, évêque, prononce le mot « poëte » avec le même accent que le mot « septembriseur »; un autre, moins évêque, mais tout aussi en colère, écrit : Je sens dans toute cette littérature-là Marat et Robespierre. Ce dernier écrivain se méprend un peu ; il y a dans « cette littérature-là » plutôt Danton que Marat.

Mais le fait est vrai. La démocratie est dans cette littérature.

La Révolution a forgé le clairon; le dix-neuvième siècle le sonne.

Ah! cette affirmation nous convient, et, certes, nous ne reculons pas devant elle. Oui, les hommes de ce temps, oui,  les poëtes,  oui, les écrivains,  oui,  les historiens, oui,  les orateurs, oui,  les philosophes, les critiques dérivent de 89 et de 93. C’est là leur père et leur mère.  L’idée Liberté s’est penchée sur leurs berceaux. Ils ont tous sucé cette grande mamelle; ils ont tous de ce lait dans les entrailles, de cette moelle dans les os, de cette sève dans la volonté, de cette flamme dans le cerveau.

Ceux-là mêmes d’entre eux, il y en a, qui sont nés aristocrates, qui sont arrivés au monde dépaysés en quelque sorte dans des familles du passé, qui ont fatalement reçu une de ces éducations premières dont l’effort est de contredire le progrès, et qui ont commencé la parole qu’ils avaient à dire au siècle par on ne sait quel bégaiement royaliste, ceux-là, dès lors, ils ne me démentiront pas, sentaient le monstre sublime en eux. Ils avaient le bouillonnement intérieur du fait immense. Ils avaient au fond de leur conscience un soulèvement d’idées mystérieuses; l’ébranlement croissant des fausses certitudes leur troublait l’âme; ils sentaient trembler, tressaillir, et peu à peu se lézarder leur sombre surface de monarchisme, de catholicisme et d’aristocratie. Un jour, tout à coup, brusquement, l’éclosion a eu lieu, l’éruption s’est faite, la lumière les a ouverts, les a fait éclater, n’est pas tombée sur eux, mais a jailli d’eux, et les a éclairés en les embrasant. Ils étaient cratères à leur insu.

Ce phénomène leur a été reproché comme une trahison. Ils passaient en effet du droit divin au droit humain. Ils tournaient le dos à la fausse histoire, à la fausse société, à la fausse tradition, au faux dogme, à la fausse philosophie, au faux jour, à la fausse vérité. Le libre esprit qui s’envole, oiseau appelé par l’aurore, est désagréable aux intelligences saturées d’ignorance et aux fœtus conservés dans l’esprit de vin. Qui voit offense les aveugles; qui entend indigne les sourds; qui marche insulte abominablement les culs-de-jatte. Aux yeux des nains, des avortons, des astèques, des myrmidons et des pygmées, à jamais noués dans le rachitisme, la croissance est apostasie.

Les écrivains et les poëtes du dix-neuvième siècle ont cette admirable fortune de sortir d’une genèse, d’arriver après une fin de monde, d’accompagner une réapparition de lumière, d’être les organes d’un recommencement. Ceci leur impose des devoirs inconnus à leurs devanciers, des devoirs de réformateurs intentionnels et de civilisateurs directs. Ils ne continuent rien; ils refont tout. A temps nouveaux, devoirs nouveaux. La fonction des penseurs est complexe ; penser ne suffit plus, il faut aimer. Penser et aimer ne suffit plus, il faut agir; penser, aimer et agir ne suffit plus, il faut souffrir. Posez la plume, et allez où vous entendez de la mitraille; voici une barricade; soyez-en. Voici l’exil; acceptez. Voici l’échafaud ; soit. Qu’au besoin dans Montesquieu il y ait John Brown. Le Virgile qu’il faut à la civilisation en travail, doit contenir Caton. Eschyle, qui écrivait l’Orestie, avait pour frère Cynégire qui mordait les navires ennemis; cela suffisait à la Grèce au temps de Salamine; cela ne suffit plus à la France après la révolution; qu’Eschyle et Cynégire soient les deux frères, c’est peu; il faut qu’ils soient le même homme. Tels sont les besoins actuels du progrès. Les serviteurs des grandes choses urgentes ne seront jamais assez grands. Rouler des idées, amonceler des évidences, étager des principes, voilà le remuement formidable. Mettre Pélion sur Ossa, labeur d’enfants à côté de cette besogne de géants : mettre le droit sur la vérité. Escalader cela ensuite, et détrôner les usurpations au milieu des tonnerres; voilà l’œuvre.

L’avenir presse. Demain ne peut pas attendre. Le genre humain n’a pas une minute à perdre. Vite, vite, dépêchons, les misérables ont les pieds sur le fer rouge. Ah! maigreur terrible du pauvre corps humain! le parasitisme engraisse, le lierre se porte bien, le gui est florissant, le ver solitaire est heureux. Oh ! quelle épouvante, la prospérité du ténia! Détruire ce qui dévore, là est le salut. Votre vie a au dedans d’elle la mort, qui se porte bien. Il y a trop d’indigence, trop de nudité, trop de lupanars, trop de bagnes, trop de haillons, trop de grabats, trop de taudis, trop de défaillances, trop de crimes, trop d’obscurité, pas assez d’écoles, trop de petits innocents en croissance pour le mal! Allez tous à la découverte. Où sont les terres promises? La civilisation veut marcher, essayons les théories, les systèmes, les améliorations, les inventions, les progrès, jusqu’à ce que chaussure à ce pied soit trouvée. L’essai ne coute rien. Essayer n’est pas adopter. Mais avant tout et surtout, prodiguons la lumière. Tout assainissement commence par une large ouverture de fenêtres. Ouvrons les intelligences toutes grandes. Aérons les âmes.

Vite, vite, ô penseurs. Faites respirer le genre humain. Versez l’espérance, versez l’idéal, faites le bien. Un pas après l’autre, les horizons après les horizons, une conquête après une conquête; parce que vous avez donné ce que vous avez annoncé, ne vous croyez pas quittes. Tenir, c’est promettre. L’aurore aujourd’hui oblige le soleil pour demain.

Que rien ne soit perdu. Que pas une force ne s’isole. Tous à la manœuvre! la vaste urgence est là. Plus d’art fainéant. La poésie ouvrière de civilisation, quoi de plus beau. Le rêveur doit être un pionnier. Le beau doit se mettre au service du vrai. Rien d’inutile. Nulle inertie. Qu’appelez-vous nature morte? Tout vit. Le devoir de tout est de vivre. °Marcher, courir, voler, planer, c’est la loi universelle. Qu’attendez- vous? qui vous arrête?° Ah! il y a des heures où il semble qu’on voudrait entendre les pierres murmurer contre la lenteur de l’homme.

Quelquefois on s’en va dans les bois. A qui cela n’arrive-t-il pas d’être parfois accablé? on voit tant de choses tristes. L’étape ne se fournit pas, les conséquences sont longues à venir, une génération est en retard, la besogne du siècle languit. Comment! tant de souffrances encore! On dirait qu’on a reculé. Il y a partout des augmentations de superstition, d'imbécillité, de lâcheté, de surdité, de cécité, de misère. La même pénalité pèse sur le même abrutissement. Du côté du bien-être peu de pas en avant ; du côté du droit, beaucoup de pas en arrière. L’étiage prostitution, l’étiage mendicité, l’étiage crime marquent toujours le même chiffre; le mal n’a pas baissé d’un degré. D'éducation, point. L’enfant ne sait pas qu’il est homme ; le père ne sait plus qu’il est citoyen. Où sont les promesses? où est l’espérance? on est tenté de crier au secours dans la forêt; on est tenté de demander aide et main-forte à cette grande nature sombre. Ce mystérieux ensemble de forces est-il donc indifférent au progrès? On supplie, on appelle, on lève les mains vers l’ombre. On écoute si les bruits ne vont pas devenir des voix. Le devoir des sources et des ruisseaux serait de bégayer : En avant! on voudrait entendre les rossignols chanter des marseillaises.

Après tout, pourtant, ces temps d’arrêt n’ont rien que de normal. Le découragement serait puéril. Il y a des haltes, des repos, des reprises d’haleine dans la marche des peuples, comme il y a des hivers dans la marche des saisons. Désespérer serait absurde; mais stimuler est nécessaire.

Stimuler, presser, pousser, réveiller, c’est cette fonction, remplie de toutes parts par les écrivains, qui donne à la littérature de ce siècle un si haut caractère de puissance et d’originalité. Rester fidèle à toutes les lois de l’art en les combinant avec la loi du progrès, tel est le problème, victorieusement résolu par tant de nobles et fiers esprits.

De là ce mot superbe : Délivrance qui apparaît au-dessus de tout dans la parfaite lumière, comme s’il était écrit au front même de l’idéal.

La Révolution, c’est la France sublimée. Il s’est trouvé un jour que la France a été dans la fournaise, les fournaises à de certaines martyres guerrières font pousser des ailes, et de toutes ces flammes cette géante est sortie archange. Aujourd’hui pour toute la terre la France s’appelle Révolution; et désormais ce mot, Révolution, sera le nom de la civilisation jusqu’à ce qu’il soit remplacé par le mot Harmonie. Je le répète, ne cherchez pas ailleurs le point de départ de la littérature du dix-neuvième siècle. Oui, tous tant que nous sommes, grands et petits, puissants et méconnus, illustres, obscurs, dans toutes nos œuvres, bonnes ou mauvaises, quelles qu’elles soient, poëmes, drames, romans, histoire, philosophie, à la tribune des assemblées comme devant les foules du théâtre, comme dans le recueillement des solitudes, oui, partout, oui, toujours, oui, pour combattre les préjugés, les violences et les impostures, oui pour réhabiliter les lapidés et les accablés, oui, pour conclure logiquement et marcher droit, oui pour consoler, pour secourir, pour relever, pour encourager, pour enseigner, pour éclairer, oui, pour transformer la charité en fraternité, l’aumône en assistance, la fainéantise en travail, l’oisiveté en utilité, la centralisation en famille, l’iniquité en justice, le bourgeois en citoyen, la populace en peuple, la canaille en nation, les nations en humanité, la guerre en amour, le préjugé en examen, les frontières en soudures, les limites en ouvertures, les ornières en rails, les sacristies en temples, l’instinct du mal en volonté du bien, la vie en droit, les rois en hommes, oui, pour être frères du misérable, du serf, du fellah, du prolétaire, du déshérité, de l’exploité, de l’enchaîné, de la prostituée, du forçat, de l’ignorant, du sauvage, de l’esclave, du nègre, du condamné et du damné, oui, nous sommes tes fils, Révolution!

Oui, génies, oui, géants de ce grand art des siècles antérieurs qui est toute la lumière du passé, ô hommes éternels , les esprits de ce temps vous saluent, mais ne vous suivent pas ; ils ont vis-à-vis de vous cette loi : tout admirer, ne rien imiter. Leur fonction n’est plus la vôtre. Ils ont affaire à la virilité du genre humain. L’heure du changement d’âge est venue. Nous assistons, sous la pleine lumière de l’idéal, à la majestueuse jonction du beau avec l’utile. Aucun génie actuel ou possible ne dépassera les vieux génies éternels, mais pour vous égaler, il faut pourvoir aux besoins de son temps comme vous avez pourvu aux nécessités du vôtre. Les écrivains fils de la Révolution ont une tâche sainte. O Homère, il faut que leur épopée pleure, o Hérodote, il faut que leur histoire proteste, o Juvénal, il faut que leur satire détrône, o Shakspeare, il faut que leur tu seras roi soit dit au peuple, o Eschyle, il faut que leur Prométhée foudroie Jupiter, o Job, il faut que leur fumier féconde, o Dante, il faut que leur enfer s’éteigne, o Isaïe, ta Babylone s’écroule, il faut que la leur s’éclaire! Ils font ce que vous avez fait; ils contemplent directement la nature, ils observent directement l’humanité; ils n’acceptent aucun rayon réfracté. Ainsi que vous, ils ont pour seul point de départ, en dehors d’eux, l’être universel, en eux, leur âme; ils ont pour source de leur œuvre la source unique, celle d’où coule la nature et celle d’où coule l’art : l’infini. Comme l’écrivait il y a quarante ans tout à l’heure celui qui écrit ces lignes : les écrivains du dix-neuvième siècle n’ont ni maîtres ni modèles. Non, dans tout cet art vaste et sublime, dans toutes ces créations grandioses, non, pas même toi, Eschyle, pas même toi, Dante, pas même toi, Shakspeare, non, ils n’ont ni modèles ni maîtres. Et pourquoi n’ont-ils ni maîtres ni modèles? C’est parce qu’ils ont un modèle, l’Homme, et parce qu’ils ont un maître, Dieu.

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[Livre III]

 

[L’Histoire réelle.–

Chacun remis à sa place]

 

 

 

[II]

 

 

Le congé du guerrier est signé. C’est de la splendeur dans le lointain. Cyrus, Sésostris, Alexandre, Annibal, César, Napoléon, tout cela s’en va.

On se tromperait si l’on croyait que  nous n’admirons pas ces hommes. A nos yeux les six que nous venons de nommer et d’autres encore, sont incontestablement grands ; ils ont même mêlé quelque chose de bon à leur ravage; leur total définitif embarrasse l’équité absolue du penseur, et ils pèsent presque du même poids dans la balance du nuisible et de l’utile.

 Mais nous les admirons à condition de disparition.

Place à de meilleurs! Place à de plus grands!

Ces plus grands, ces meilleurs, sont-ils nouveaux? Non. Leur série est aussi ancienne que l’autre; plus ancienne peut-être, car l’idée a précédé l’acte, et le penseur est antérieur au batailleur; mais leur place était prise, prise violemment, mais cette usurpation va cesser, leur heure arrive enfin, leur prédominance éclate, la civilisation, revenue à l’éblouissement vrai, les reconnaît pour ses seuls aïeux, leur série s’illumine et éclipse le reste; comme le passé, l’avenir leur appartient; et désormais ce sont eux que Dieu continuera.

[III]

Que l’histoire soit à refaire, cela est évident. Elle a été presque toujours écrite jusqu’à présent au point de vue misérable du fait; il est temps de l’écrire au point de vue du principe.

Les gestes royaux, les tapages guerriers, les couronnements, mariages, naissances et deuils princiers, les supplices et fêtes, les beautés d’un seul écrasant tous, le triomphe d’être né roi, les prouesses de l’épée et de la hache, les grands empires, les gros impôts, les tours que fait le hasard au hasard, l’univers ayant pour loi le caprice de la première tête venue, pourvu qu’elle soit couronnée; la destinée du siècle changée par le coup de lance d’un étourdi à travers le crâne d’un imbécile; la majestueuse fistule à l’anus de Louis XIV; l’empereur Mathias moribond à son médecin essayant une dernière fois de lui tâter le pouls sous sa couverture : erras, amice, hoc est membrum nostrum imperiale sacrocæsareum; la danse aux castagnettes du cardinal de Richelieu déguisé en berger devant la reine de France dans la petite maison de la rue de Gaillon; les petits chiens de Henri III, les divers Potemkins de Catherine II, Orloff ici, Godoy là, Hildebrand complété par Cisneros, etc., une grande tragédie avec une petite intrigue; telle était l’histoire jusqu’à nos jours, n’allant que du trône à l’autel, prêtant une oreille à Dangeau et l’autre à Loriquet, béate et non sévère, ne comprenant pas les vrais passages d’un âge à l’autre, incapable de distinguer les crises climatériques de la civilisation, et faisant monter le genre humain par des échelons de dates niaises, docte en puérilités, ignorante du droit, de la justice et de la vérité, et beaucoup plus modelée sur Le Ragois que sur Tacite.

 Le roi paie, le peuple ne paie pas ; voilà à peu près tout le secret de cette histoire-là. 

 Domesticité. L’historien n’est plus que le maître des cérémonies des siècles. Dans la cour modèle de Louis-le-Grand, il y a les quatre historiens comme il y a les quatre violons de la chambre. Boileau mène les uns, Lulli les autres.

Dans ce vieux mode d’histoire, le seul autorisé durant des siècles, le seul  enseigné dans les écoles, les meilleurs narrateurs, même les honnêtes, il y en a peu, même ceux qui se croient libres, restent machinalement en discipline, remmaillent la tradition à la tradition, subissent l’habitude prise, reçoivent le mot d’ordre dans l’antichambre, acceptent, pêle-mêle avec la foule, la divinité bête des grossiers personnages du premier plan, rois, empereurs, papes, soldats, achèvent, tout en se croyant historiens, d’user les livrées des historiographes, et sont laquais sans le savoir.

De là cette histoire qu’il est utile de caractériser, où il y a tout, excepté l’histoire. Etalages de princes, de « pontifes », et de capitaines; du peuple, des lois, des mœurs, peu de chose; des lettres, des arts, des sciences, de la philosophie, du mouvement de la pensée universelle, en un mot, de l’homme, rien. Le genre humain date par règnes et non par progrès. Un roi quelconque est une étape. Les vrais relais, les relais de grands hommes, ne sont nulle part indiqués. On explique comment François II succède à Henri II, Charles IX à François  II, et Henri III à Charles IX; mais personne n’enseigne comment Watt succède à Papin et Fulton à Watt. Derrière le lourd décor des hérédités royales, la mystérieuse dynastie des génies est à peine entrevue. Le lampion qui fume sur la façade stupide des avènements royaux cache la réverbération sidérale que jettent sur les siècles les créateurs de civilisation. Pas un historien ne montre du doigt la divine filiation des prodiges humains, cette logique appliquée de la Providence; pas un ne fait voir comment le progrès engendre le progrès. Que Philippe IV vienne après Philippe III et Charles II après Philippe IV, ce serait une honte à l’écolier de l’ignorer; que Descartes continue Bacon et que Kant continue Descartes,  c’est presque un scandale de le savoir.

[IV]

Il est temps que cela change.

Il est temps que les hommes de l’action prennent leur place derrière et les hommes de l’idée devant. Le sommet, c’est la tête. Où est la pensée, là est la puissance. Il est temps que les génies passent avant les héros. Il est temps que l’histoire se proportionne à la réalité, qu’elle donne à chaque influence sa mesure constatée, et qu’elle cesse de mettre aux époques faites à l’image des philosophes et des poëtes des masques de rois. A qui est le dix-huitième siècle? A Louis XV, ou à Voltaire? Confrontez Versailles à Ferney, et voyez duquel de ces deux points la civilisation découle.

Chacun à sa place donc. Volte-face, et voyons maintenant les vrais siècles. Au premier rang, les esprits; au deuxième, au troisième, au vingtième, les soldats et les princes. Dans l’ombre le guerroyeur, et reprise de possession du piédestal par le penseur. Otez de là Alexandre, et mettez-y Aristote. Chose étrange que jusqu’à ce jour l’humanité ait eu une manière de lire l’Iliade qui effaçait Homère sous Achille!

Je le répète, il est temps que cela change. Du reste, le branle est donné. Déjà de nobles esprits sont à l’œuvre; l’histoire future approche; quelques magnifiques remaniements partiels en sont comme le spécimen; une refonte générale est imminente. Ad usum populi. L’instruction obligatoire veut l’histoire vraie, l’histoire vraie se fera.

On refrappera les effigies. Ce qui était le revers deviendra la médaille, et ce qui était la médaille deviendra le revers. Urbain VIII sera l’envers de Galilée.

Le vrai profil du genre humain reparaîtra sur les différentes épreuves de civilisation qu’offre la série des siècles.

L’effigie historique, ce ne sera plus l’homme roi ; ce sera l’homme peuple.

Sans doute, et l’on ne nous reprochera point de n’y pas insister, l’histoire réelle et véridique, en indiquant les sources de civilisation là où elles sont, ne méconnaîtra pas la quantité appréciable d’utilité des porte-sceptres et des porte-glaives à un moment donné et en présence d’un état spécial de l’humanité. De certaines prises corps à corps exigent de la ressemblance entre les deux combattants; à la sauvagerie il faut quelquefois la barbarie. Les cas de progrès violent existent. César est bon en Germanie, et Alexandre en Asie. Mais à Alexandre et à César, le second rang suffit.

L’histoire véridique, l’histoire vraie, l’histoire définitive, désormais chargée de l’éducation du peuple, rejettera toute fiction, manquera de complaisance, classera logiquement les phénomènes, démêlera les causes profondes, étudiera philosophiquement et scientifiquement les commotions successives de l’humanité, et tiendra moins compte des grands coups de sabre que des grands coups d’idée. Les faits de lumière passeront les premiers. Pythagore sera un plus grand événement que Sésostris. Nous venons de le dire, les héros, hommes crépusculaires, sont relativement lumineux dans les ténèbres; mais qu’est-ce qu’un conquérant près d’un sage? Qu’est la prise d’une province comparée à l’ouverture d’une intelligence? Les gagneurs d’esprits effacent les gagneurs de provinces. Celui par qui l’on pense, voilà le vrai conquérant. Dans l’histoire future, l’esclave Esope et l’esclave Plaute auront le pas sur les rois, et tel comédien pèsera plus que tel empereur. Sans doute, il est utile par exemple qu’un homme puissant ait marqué le temps d’arrêt entre l’écroulement du monde latin et l’éclosion du monde gothique, mais il est plus utile encore d’avoir fait Hamlet; aucune mauvaise action n’est mêlée à ces chefs-d’œuvre, il n’y a point là, à porter à la charge du civilisateur, un passif de peuples écrasés, et, étant donnée, comme résultante, l’augmentation de l’esprit humain, Shakspeare importe plus que Charlemagne.

Dans l’histoire, telle qu’elle se fera sur le patron du vrai absolu, cette intelligence quelconque, cet être inconscient et vulgaire, le non pluribus impar, le sultan-soleil de Versailles, n’est plus que le préparateur presque machinal de l’abri dont a besoin le penseur déguisé en histrion et du milieu d’idées et d’hommes qu’il faut à la philosophie d’Alceste, et Louis XIV fait le lit de Molière.

Ces renversements de rôles feront le jour vrai sur les personnages; l’optique historique, renouvelée, remettra tout au point ; selon l’ordre réel ; la perspective, cette justice faite par la géométrie, s’emparera du passé, faisant avancer tel plan, faisant reculer tel autre; chacun reprendra sa stature réelle; les coiffures de tiares et de couronnes n’ajouteront aux nains qu’un ridicule; les agenouillements stupides s’évanouiront. De ces redressements jaillira le droit.

Ce grand juge, tout le monde, ayant désormais pour mètre la notion claire de ce qui est absolu et de ce qui est relatif, les défalcations et les restitutions se feront d’elles-mêmes. Le sens moral, inné à l’homme, saura où se prendre. Il ne sera plus réduit à se faire des questions de ce genre : Pourquoi, à la même minute, vénère-t-on dans Louis XV l’acte pour lequel on brûle vif Deschauffours en place de Grève? La qualité de roi ne sera plus un faux poids moral. Les faits bien posés poseront bien la conscience. Une bonne lumière viendra, sereine, équitable, majestueuse. Nulle interposition de nuages désormais entre la vérité et le cerveau de l’homme. Ascension définitive du bien, du juste et du beau au zénith de la civilisation.

Rien ne peut se soustraire à la loi simplifiante. Par la simple force des choses, le côté matière des faits et des hommes se désagrège et disparaît. Il n’y a pas de solidité ténébreuse. Quelle que soit la masse, quel que soit le bloc, toute combinaison de cendre, et la matière n’est pas autre chose, fait retour à la cendre. L’idée du grain de poussière est dans le mot granit. Pulvérisations inévitables. Tous ces granits, oligarchie, aristocratie, théocratie, sont promis à la dispersion des quatre vents. L’idéal seul est incorruptible.

Rien ne reste que l’esprit.

Dans ce grandissement de lumière qu’on nomme la civilisation, des phénomènes de réduction et de mise au point s’accomplissent. L’impérieux matin pénètre partout, entre en maître et se fait obéir. La lumière opère. Sous ce grand regard, la postérité, devant cette clarté, le dix-neuvième siècle, les simplifications se font, les gloires s’exfolient, les noms se départagent. Voulez-vous un exemple ? prenez Moïse. Il y a dans Moïse trois gloires : le capitaine, le législateur, le poëte. De ces trois hommes que contient Moïse, où est aujourd’hui le capitaine? dans l’ombre, avec les brigands et les massacreurs. Où est le législateur? au rebut des religions mortes. Où est le poëte? à côté d’Homère.

Le jour a sur les choses de la nuit une puissance rongeante irrésistible. De là un nouveau ciel historique au-dessus de nos têtes. De là une nouvelle philosophie des causes et des résultats De là un nouvel aspect des faits.

[V]

Ce nouvel aspect des faits, l’histoire désormais est tenue de le reproduire. Changer le passé, cela est étrange; c’est ce que l’histoire va faire. En mentant? non, en disant vrai. L’histoire n’était qu’un tableau, elle va devenir un miroir.

La diminution des hommes de guerre, de force et de proie, le grandissement indéfini et sublime des hommes de pensée et de paix; la rentrée en scène des vrais colosses ; c’est là un des plus grands fait de notre grande époque.

Il n’y a pas de plus pathétique et de plus sublime spectacle; l’humanité délivrée d’en haut, les puissants mis en fuite par les songeurs, le prophète anéantissant le héros, le balayage de la force par l’idée, le ciel nettoyé, une expulsion majestueuse.

Regardez, levez les yeux : l’épopée suprême s’accomplit. La légion des lumières chasse la horde des flammes.

Les maîtres partent, les libérateurs arrivent.

Les chasseurs de peuples, les traîneurs d’armées, Nemrod, Sennachérib, Cyrus, Rhamsès, Xercès, Cambyse, Attila, Gengis-khan, Tamerlan, Alexandre, César, Bonaparte, tous ces immenses hommes farouches s’effacent.

Ils s’éteignent lentement, les voilà qui touchent l’horizon, ils sont mystérieusement attirés par l’obscurité; ils ont des similitudes avec les ténèbres; de là leur descente fatale ; leur ressemblance avec les autres phénomènes de la nuit les ramène à cette unité terrible de l’immensité aveugle, submersion de toute lumière. L’oubli, ombre de l’ombre, les attend.

Ils sont précipités, mais ils restent formidables. N’insultons pas ce qui a été grand. Les huées seraient malséantes devant l’ensevelissement des héros. Le penseur doit rester grave en présence de cette prise de suaires. La vieille gloire abdique; les forts se couchent; clémence à ces victorieux vaincus! paix à ces belliqueux éteints! L’évanouissement sépulcral s’interpose entre ces lueurs et nous. Ce n’est pas sans une sorte de terreur religieuse qu’on voit des astres devenir spectres.

Pendant que, du côté de l’engloutissement, de plus en plus penchante au gouffre, la flamboyante pléiade des hommes de force descend, avec le blêmissement sinistre de la disparition prochaine, à l’autre extrémité de l’espace, là où le dernier nuage vient de se dissoudre, dans le profond ciel de l’avenir, azur désormais, se lève, éblouissant, le groupe sacré des vraies étoiles : Orphée, Hermès, Job, Homère, Eschyle, Isaïe, Hippocrate, Socrate, Platon, Pythagore, Lucrèce, Plaute, Juvénal, Tacite, Saint-Paul, Jean de Pathmos, Dante, Christophe Colomb, Luther, Michel-Ange, Galilée, Rabelais, Cervantes, Shakspeare, Rembrandt, Milton, Molière, Descartes, Kant, Beccaria, Voltaire, Fulton, Washington; et la prodigieuse constellation, à chaque instant plus lumineuse, éclatante comme une gloire de diamants célestes, resplendit dans le clair de l’horizon, et monte, mêlée à cette immense aurore, Jésus-Christ!

 

 

 

 

 

 

 

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